Éthique. Une pétition nous l’a dit clairement, au mois d’avril dernier : pas question d’accorder à l’avenir un soutien public à un artiste – ici Le Corbusier – marqué à droite pendant l’entre-deux-guerres, rallié au maréchal Pétain en 1940 et d’opinion antisémite.
À la stigmatisation publique de tout héros culturel qui aurait fauté au regard de l’éthique humaniste de notre temps s’ajoute donc la punition post-mortem. L’affaire est, on le sait, loin d’être unique, ces temps-ci. Une fois de plus il faut, pour la comprendre, remonter à sa source, qui n’est pas éthique, mais strictement culturelle puisqu’au fond il n’est pas ici question de morale, mais de religion, cette « religion culturelle » dont on a, dans ces colonnes, déjà si souvent parlé.
Encore faudrait-il se mettre d’accord sur la nature exacte de l’incrimination. L’antisémitisme de Le Corbusier est clair, même s’il semble ne pas avoir été affiché en public. Il fait alors entrer ce fils de petit entrepreneur neuchâtelois dans la longue liste des artistes grandis dans une ambiance antisémite, tels, pour ne citer qu’eux, un Cézanne, un Degas ou un Renoir, et l’on ne parle pas de ceux qui ont affiché publiquement leur judéophobie, au premier rang desquels Wagner – dont, au reste, le premier grand disciple s’appelait Hermann Levi. Il n’y a aucune raison de ne pas ajouter à ladite liste la quasi-totalité des artistes du monde chrétien, élevés jusqu’au XVIIIe siècle dans une culture nourrie de préjugés antijuifs – et l’on n’abordera pas ici la question des artistes de culture musulmane. Bien entendu, la proscription s’étendrait considérablement si on l’étendait aux paroles et aux actes racistes ou sexistes, de règle dans toutes les sociétés prémodernes. À ce compte-là, autant décider de faire commencer tout le patrimoine culturel du monde au XXIe siècle – et encore, après examen attentif et épuration consécutive des brebis galeuses.
La conclusion sera la même dès lors qu’on prendra en considération la participation du héros à un régime politique autoritaire, voire totalitaire. Dans le cas de Le Corbusier on est devant le cas – fort répandu – du « grand artiste », tout disposé à mettre son génie (version romantique) ou son talent (version préromantique) au service du Prince qui acceptera d’en être le mécène. La chance de l’architecte sera, sur ce plan, de « tomber à gauche », en recevant avec Chandigarh une belle commande politique du social-démocrate Nehru, alors qu’il était dans les années 1930 et 1940 tout prêt à accepter celles de Staline, de Léon Blum et enfin de Pétain. Là aussi, nombreux sont les artistes qui ne réussiront pas plus que lui l’examen de passage.
Tout ce qui précède renvoie à la question fondamentale : délégitimer un artiste en vertu – c’est le mot – de ses fautes morales est une position théorique intenable. Elle n’a en effet de sens qu’en fonction du transfert de religiosité qui, depuis le romantisme, a fait du héros culturel un avatar moderne du saint mais, en même temps, elle entre en contradiction avec les fondements de cette religion, qui a édifié son hagiographie sur des critères proprement esthétiques, excluant donc de voir un génie crapuleux remplacé sur les autels par une nullité irréprochable.
La résolution du problème est donc philosophique : il faut accepter d’entrer dans un athéisme culturel qui désanctuarise l’art et l’artiste. La pertinence, la vigueur et la capacité innovatrice d’un créateur – terme oh combien religieux — n’en font pas ipso facto, par l’opération du Saint-Esprit, un être moralement exemplaire. On célébrera Wagner non à cause de sa haine des juifs, mais en dépit d’elle.
Voilà pourquoi la menace qui plane aujourd’hui concrètement sur la mémoire de Le Corbusier se situe ailleurs que dans la pétition d’avril – elle suscite, au reste, une autre polémique, mais organisée, cette fois, par ses défenseurs : c’est celle que font peser sur l’intégrité de l’Unité d’habitation de Marseille certains projets de la municipalité. Là est le vrai terrain de lutte.
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Des punitions post-mortem, et de ce qu’il s’en suit
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°526 du 21 juin 2019, avec le titre suivant : Des punitions post-mortem, et de ce qu’il s’en suit