PARIS
Les designers peuvent-ils continuer à mettre leurs talents au service de multinationales qui déploient des stratégies financières en contradiction avec les valeurs prônées par les produits créés ? L’amende de 13 milliards d’euros infligée par la Commission européenne à Apple devrait leur poser un cas de conscience, comme les poursuites engagées contre les autres Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple), ou encore Fiat, Ikea, Starbucks, entreprises dont le design a été une clé de la réussite.
S’inscrivant dans la lignée du Bauhaus, Jonathan Ive, aux côtés de Steve Jobs, a su repositionner Apple grâce au design, la redresser et la porter au succès mondial. Avec l’iMac, l’ordinateur devenait transparent, la complexité était bannie… Simplicité, facilité, clarté s’imposaient comme un credo pour les produits suivants. « Jony », le sauveur talentueux, était promu senior vice-président, rang rare pour un designer. Il prenait en charge la conception des Apple stores, espaces commerciaux entièrement ouverts, comme l’étaient déjà les open spaces où travaille l’équipe d’Apple. Tout est limpide chez la marque à la pomme, comme le démontrent aussi régulièrement avec éclat les grands-messes organisées à San Francisco pour lancer son nouvel iPhone ou sa montre connectée. Le discours sur la transparence masquait une pratique du secret bien réelle pour les flux financiers. La Commission européenne démontre que l’entreprise californienne a su mobiliser autant de dynamisme et d’inventivité pour se soustraire à l’impôt qu’elle en fait preuve en design et technologie, qu’en pleine opacité elle a conclu des avantages fiscaux fort lucratifs avec l’Irlande. Ceux-ci lui ont permis d’éviter l’impôt sur pratiquement l’intégralité des bénéfices générés par ses ventes en Europe. Le consommateur européen, qui achète un produit Apple, paye la TVA, la société qui le lui vend est imposée sur son bénéfice, mais pas la multinationale ! Inégalité scandaleuse, mais aussi rupture de la libre concurrence, abus de position dominante : tout ce que la doctrine capitaliste doit déplorer. Apple, entreprise la plus riche au monde par sa capitalisation boursière (570 milliards de dollars), aurait accumulé 230 milliards de liquidités, dont plus de 90 % seraient logés hors des États-Unis. De quoi intéresser également le fisc américain.
Appel à la transparence
Dans son message, adressé non pas aux clients de sa société, mais à la « communauté Apple en Europe » – belle interpellation unanimiste vers une sorte de secte vouée au succès d’Apple –, le président Tim Cook a beau jeu d’ironiser, puisque Dublin refuse d’encaisser l’amende et fait appel de la décision. Invoquant sa souveraineté, l’Irlande veut continuer à pouvoir pratiquer son dumping fiscal quitte à dépouiller ses voisins européens. En voulant demeurer une « oasis », elle fait honte à l’idéal européen et veut continuer à mener des petits arrangements entre soi, au mépris de la juste indignation suscitée par les LuxLeaks et les Panama papers.
Grâce à la ténacité de la commissaire à la concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, la commission européenne, tant décriée, redore son blason en prouvant qu’elle peut défendre l’intérêt général, même si l’on est encore loin de l’indispensable harmonisation fiscale. La balle est dans le camp des Gafa. Apple peut payer les 13 milliards, ceux-ci représentent un quart du bénéfice déclaré en 2015. Qu’elle innove encore, qu’elle ouvre la voie aux autres Gafa, en adoptant une stratégie fiscale aussi transparente et simple que le design prôné par ses produits. L’Icsid (International Council of Societies of Industrial Design), qui a placé son action sous le mot d’ordre « design for a better world » (en français « design pour une monde meilleur »), serait bien inspiré de se saisir de cette question éthique et de publier un appel l’y incitant. Les designers pourraient dormir tranquille, comme je pourrais continuer à écrire ces chroniques avec mon Mac…
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Apple, cas de conscience pour les designers
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Abonnez-vous dès 1 €Jonathan Ive, chef du département design chez Apple © Photo Marco Paköeningrat - 2008 - Licence CC BY-SA 2.0
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°463 du 16 septembre 2016, avec le titre suivant : Apple, cas de conscience pour les designers