Affaire de survie

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2021 - 634 mots

La modernité se reconnaît tout de suite à un trait qui lui est propre : la nostalgie du temps perdu.

Plus les Modernes modernisent, plus ils sont saisis d’un désir d’ancien. Cela commence à la Renaissance, qui, comme son nom l’indique, ne prétend à rien d’autre qu’à retrouver les vertus, les valeurs et les formes de l’antique. Cela s’amplifie avec le romantisme, que l’on a pu définir, astucieusement, comme « une révolte moderne contre la modernité » (M. Löwy et R. Sayre). C’est donc en Occident, terre natale de la modernité, que va naître l’idée étrange de protéger dans le temps présent les traces d’un passé révolu non pas parce qu’il serait toujours présent – ça, c’est bon pour les sociétés traditionnelles – mais, bien au contraire, parce qu’il est révolu.

Rien d’étonnant, dès lors, si c’est en plein cœur de l’âge romantique qu’un historien reconnu (François Guizot), doublé d’un homme politique moderne – puisque libéral –, a fondé, en France, le programme, la réglementation et l’administration des « monuments historiques ». Monumentum : lieu de mémoire ; nous sommes désormais les habitants d’une histoire qui s’accélère, en grand danger d’amnésie. Historique, le monument le sera dès lors de deux façons, parfois confondues ou superposées : comme témoin ou comme modèle.

Le XXe siècle donnera de ces principes une traduction de plus en plus large. Typologiquement il s’agira d’intégrer petit à petit au champ du passé légitime des artefacts que le canon aura, dans un premier temps, exclus : ceux d’une modernité sans cesse en mouvement (la villa Savoye) comme ceux d’une culture sans cesse élargie (les deux grues « Titan » de Nantes). Théoriquement il s’agira, dans le même temps, de dilater le projet de la protection, de la restauration et de la valorisation du monument à l’échelle d’un ensemble (on distinguera dès lors des « secteurs » ou des abords) ou d’un « site » – site, que, dans certains pays, on n’hésitera pas à dénommer « monument naturel ». Sur tous ces terrains, une hiérarchie, par ailleurs évolutive, contribuera à faire passer dans le cercle magique de la monumentalité des objets ne ressortissant d’abord qu’à une reconnaissance limitée (« inscription ») puis promus au sommet du cursus honorum (« classement ») : au moment où en France cette distinction commencera à s’effacer, une nouvelle hiérarchie introduira dans le jeu un « petit patrimoine », confié aux collectivités locales, actionnées par les associations de sauvegarde.

Car voilà le maître mot du dernier demi-siècle : patrimoine, traduit en globish par « heritage ». Ce que la formule pouvait avoir au départ d’un entre-soi va rapidement acquérir une large audience grâce, en France, aux Journées du patrimoine, qui contribuèrent grandement à ce qu’il ne faut pas hésiter à appeler la « démocratisation monumentale ». Le mouvement est d’autant plus impressionnant qu’il s’accompagne dialectiquement d’une double extension du projet dont l’acteur est désormais l’Unesco, organisation internationale très marquée par le modèle français : d’une part la formule s’étend à l’ensemble de la planète et devient un enjeu politique et symbolique non négligeable, de l’autre elle connaît désormais un élargissement vertigineux au travers de la notion de « patrimoine immatériel », qui patrimonialise aussi bien une danse rituelle qu’un type de cuisine.

La popularité de ce programme culturel – aujourd’hui, paradoxalement, le plus populaire de tous les programmes politiques touchant à la culture – permet de répondre au discours récurrent de certains des activistes de la défense du patrimoine, portés à affirmer que l’on n’aurait jamais autant détruit que dans les temps actuels. C’est, évidemment, tout le contraire : plus on remonte dans le passé, plus la règle est celle d’une incessante reconfiguration du bâti et du décor, à grands coups de destructions et de réemplois. Jamais aucune époque n’aura été plus conservatrice plus que la nôtre. Au reste, ce n’est ni bien ni mal : c’est simplement, là comme ailleurs, affaire de regard. Et, sans doute, affaire de survie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°577 du 12 novembre 2021, avec le titre suivant : Affaire de survie

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