Depuis 1889, le Musée du Prado expose deux chefs-d’œuvre sans avoir encore besoin – et heureusement – d’avertir le public que ceux-ci pourraient heurter des personnes sensibles et particulièrement des enfants.
Ces tableaux, l’un de grand format, l’autre moindre, mettent pourtant en évidence la même scène d’anthropophagie et, de surcroît, pas entre des corps d’adultes, mais entre un vieillard et un enfant. Il s’agit, vous l’avez compris, de Saturne dévorant un enfant de Pierre Paul Rubens et de Francisco de Goya. Lors de sa réouverture partielle pendant la pandémie liée au Covid-19, le Prado avait même accroché ces peintures côte à côte.
Saturne, qui avait lui-même castré son père, dévore chacun de ses fils après leur naissance pour échapper à la prédiction selon laquelle ceux-ci le détrôneraient. Le dieu chez Rubens plante ses dents dans la poitrine d’un nourrisson qui hurle et tente de se débattre. Son tableau (1636-1638) montre peut-être moins de férocité que celui de Goya, mais il a été considéré comme relatant une scène encore plus insoutenable, un Saturne déterminé mettant consciemment et froidement son projet à exécution. Chez Goya, le dieu est devenu un fou, ses yeux blancs sont exorbités. Avec jouissance, il engloutit dans sa bouche grande ouverte le bras gauche ensanglanté d’un enfant – plus âgé que chez Rubens – qui n’a déjà plus de tête. L’expressivité du drame est renforcée par un fond noir obscur. Cette peinture n’était pas destinée initialement à être montrée au public puisqu’elle s’inscrit dans la série qu’a réalisée Goya « al secco » entre 1819 et 1823 sur les murs de sa maison près de Madrid. C’est après l’achat de cette maison par le baron Émile d’Erlanger que l’ensemble de ces « peintures noires » a été transposé sur toile en 1874, puis donné à l’État espagnol. La transposition maladroite a causé des dégradations amenant des historiens à affirmer que l’aine de ce Saturne, obscure aujourd’hui, exposait à l’origine un pénis en érection. Ce Saturne serait aussi, chez Goya, une allégorie de l’État dévorant le peuple.
Quittons les mythologies grecques et romaines pour revenir sur terre, aujourd’hui. Miriam Cahn, née à Bâle en 1949, n’est pas une artiste de la demi-mesure ou de l’édulcoration, ni dans sa sensibilité au monde, ni dans sa manière de dessiner, de peindre, de photographier ou de filmer. Depuis les années 1970, elle mène un combat féministe et antinucléaire sans compromis. Son œuvre est aussi la caisse de résonance des conflits successifs : guerre du Golfe, dans les Balkans, invasion de l’Ukraine, drame des réfugiés et migrants. Sa rage est « un moteur même de son art », dit-elle. Dans l’exposition « Ma pensée sérielle », qui vient de s’achever au Palais de Tokyo, un tableau, parmi les quelque deux cents œuvres accrochées, a focalisé l’attention : la représentation d’un adolescent frêle, aux mains attachées, agenouillé et contraint de pratiquer une fellation à une brute sans visage. Image sans pathos de la violence imposée à de fragiles victimes, s’inscrivant dans l’iconographie habituelle de Myriam Cahn où le corps est réduit à une nudité vulnérable. Œuvre accrochée elle aussi sans défense, sans cadre, ni verre de protection. Si elles ont vu le tableau, une députée du Rassemblement national et six associations ne l’ont pas regardé ainsi, mais avec leurs œillères aveuglant une évidence que l’artiste dénonce avec son vocabulaire : la domination sexuelle a été et est encore une arme de guerre. Elles l’ont accusée de faire l’apologie de la pédocriminalité et ont demandé sans succès en justice le retrait du tableau. Puis, un ancien élu du Front national a vandalisé l’œuvre. « Dans la lignée des “peintures noires” de Goya ou des convulsions de “Guernica”, l’art-manifeste de Myriam Cahn donne forme à la violence », précisait la feuille de salle distribuée au Palais de Tokyo. En vain, contre les préjugés.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Accepter encore les peintures noires ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°612 du 26 mai 2023, avec le titre suivant : Accepter encore les peintures noires ?