C’est l’événement du mois de décembre à Londres. L’exposition « Léonard de Vinci : peintre à la cour de Milan » rassemble plus de soixante peintures et dessins de la période milanaise du génial Italien. L’occasion de revenir sur sa vie, son œuvre…
Il y a, entre le monde et son image, entre la nature et sa peinture, un mystère. Ce mystère, parfois, confine à la magie. Souvent, il s’apparente à une perte : la chose figurée est moindre que la chose vécue. La translation – ou la représentation – a alors appauvri l’expérience originelle. Ainsi l’anodine photographie qui peine à traduire la densité du modèle, ainsi la morne sculpture qui ne parvient pas à évaluer le poids de la vie.
Ce mystère est un interstice. Profond comme un gouffre et pointu comme une cime. L’affronter, c’est osciller, c’est essayer, contre vents et marées, de dire les linéaments de la vie et les « mouvements de l’âme ». C’est essayer de faire parler les pigments et les onguents, de rendre éloquentes les couleurs et loquaces les formes. C’est essayer, en deçà des mots, de dire l’indicible, d’énoncer des choses non pas muettes, mais silencieuses.
Ce mystère, Léonard de Vinci (1452-1519) n’aura cessé de le poursuivre, de tenter d’en franchir le seuil opaque et obscur. Il aura été devant l’énigme de la Création comme Œdipe devant celle du Sphinx : anxieux et astucieux, déterminé et déterminant. Il aura pénétré ce mystère non pas en alchimiste ou en thaumaturge, mais en mathématicien et en astronome, en balisticien et en anatomiste, certain que la beauté est mesurable, autrement dit qu’elle a une mesure et des mensurations.
Expérience
C’est au scalpel que Léonard s’exerça. Décortiquant les plantes, ouvrant les corps, fouillant les chairs, il tint sa connaissance de l’expérience, celle qui impose sa loi et ses règles, ses évidences. Pour ainsi peindre ces rochers qui entourent la Vierge et donnent à deux tableaux leur nom, il fallut maîtriser la géologie. Pour ainsi peindre les luxueux épidermes qui enveloppent les personnages, il fallut verser dans la thanatologie. Combien de cadavres disséqués pour ainsi faire palpiter les peaux, celle – lactescente – de Ginevra de Benci (vers 1475) ou celle – satinée – de La Belle Ferronnière (vers 1493) ?
Il faut feuilleter ses carnets et observer ses croquis pour évaluer la ferveur prospective de Léonard, celle qui lui permet de prendre la mesure de toute chose, de connaître les qualités éminemment organiques des éléments pour, in fine, les rétablir sur la toile. Il faut feuilleter ses écrits pour lire sa haine du doute et de la contingence : « Qui méconnaît la suprême certitude des mathématiques se repaît de confusion et ne réduira jamais au silence les contradictions des sciences sophistiques, qui font un bruit perpétuel. »
Essence
La métaphysique suppose une physique. Or Léonard est un physicien souverain, capable de dire le poids comme la taille des êtres, leur consistance comme leur malléabilité. La plume, le cil, le nerf, l’iris, l’onde, le souffle : le Toscan sait par cœur la nature de l’univers. Reste, dans le tumulte du monde, à distinguer les nuances et à relativiser les secousses : « Je demande si un léger bruit très rapproché peut sembler aussi fort qu’un grand bruit lointain. »
Science sans conscience n’eût été que ruine de l’âme, celle-là même qu’il tentait d’immortaliser, si Léonard n’avait longuement prémédité chacun de ses gestes. Or chacun d’eux est mû par un dessein majeur – scruter rien moins qu’une âme – qui permit à l’artiste d’infliger à son immense savoir un sens, peut-être même un but, aussi inaccessible fût-il. Saturnienne que cette quête insensée, vouée dès le départ à l’échec. Car comment achever une œuvre représentant vraiment l’essence des êtres ? Comment livrer de l’âme constellée une image exacte quand il est impossible, par nature, de regarder le soleil en face ? Comment ne pas abdiquer devant cette tâche impossible ? Comment ne pas renoncer à peser les âmes, à sillonner ces mystères, à exprimer l’inexprimable ?
Présence
Le sfumato, tel est le nom de ce glacis vaporeux dont Léonard enroba discrètement ses figures. Là, par ce voile subtil, par cette gaze pelliculée, les transitions semblent fluides, les contours évaporés. Ainsi ouaté, l’univers paraît s’unifier, chaque élément pénétrant le suivant, chaque forme contaminant celle qu’elle jouxte. Le sfumato devient le lien et le liant du monde, capable de suturer son hétérogénéité, de cicatriser sa diversité. Pareil à l’air, il insuffle aux figures un caractère d’évidence, les auréolant d’une certitude onctueuse, d’une immobilité fragile. N’est-ce pas le sfumato qui nimbe La Joconde (1503-1506) de cet ineffable mystère conférant à Monna Lisa bien plus que de l’évidence, une présence ?
Une présence comme réelle, pour reprendre la locution désignant la conversion à l’œuvre dans l’eucharistie. Une présence trouble, une présence éthérée. Comme les songes persistants et les rêves familiers. Un mystère incarné. Une transsubstantiation par l’art.
Avril 1452
Naissance à Vinci, en Italie.
1469
Il se forme dans l’atelier de Verrocchio où il côtoie Botticelli, le Pérugin et Ghirlandaio.
1482-1499
Il s’installe à Milan, au service de Ludovic Sforza.
1495
La confrérie de Santa Maria delle Grazie à Milan lui commande La Cène pour le réfectoire.
1503
Travaille à La Joconde.
1516
François Ier l’accueille à la cour de France.
Mai 1519
Il meurt au château du Clos-Lucé, à Amboise.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°641 du 1 décembre 2011, avec le titre suivant : Léonard de Vinci - Autopsie d’un génie