S’il est un artiste dont la musique traversa invariablement l’œuvre peint, c’est bien Paul Klee (1879-1940). Sans bémol, sans intermède, cette « bien-aimée ensorcelée » fut plus qu’une passion : une hantise. En mode majeur.
Parterre multicolore, 1923. La toile, petite, est plus haute que large. S’y entremêlent, s’y juxtaposent plusieurs carrés et rectangles sur un fond presque monochrome – la couleur du carton, peut-être, qui rappellerait la terre de Sienne. Inégaux, et rapetissant à mesure que l’œil va vers le centre du tableau, les carrés et rectangles voient leurs couleurs changer : bruns et bleus, assourdis, à l’extérieur, ils sont rouges, roses et jaunes, tonitruants, au cœur du damier. La cohabitation de ces éléments en apparence contrastés, voire contraires, eût pu créer des stridences, accoucher d’une cacophonie si le peintre n’avait réfléchi à leur agencement, s’il n’avait envisagé la qualité des tons et des tonalités, des cadences et des mesures, s’il n’avait investigué la qualité profondément musicale de toute peinture, certain que ces deux formes artistiques peuvent notamment se rejoindre sur la question de la touche. Avec Klee, pour reprendre Paul Claudel, l’œil écoute. Toujours.
Que l’artiste ait été envoûté par la musique, cela n’est pas une découverte. Le Musée national d’art moderne de Paris et le Zentrum Paul Klee de Berne avaient sondé, respectivement en 1985 et 2006, les rapports que la production graphique et picturale du Suisse entretint avec une musique dont on perçoit, depuis plusieurs années, combien sa plasticité, quoique immatérielle, fut hautement décisive dans de nombreux débats esthétiques.
La présente exposition du Musée de la musique, articulée autour de cent trente œuvres et soixante-dix documents, n’entend donc pas arpenter des sentiers doctement battus, mais plutôt emprunter une voie aussi dense que rectiligne – chronologique. Car peut-être est-ce en restituant son déroulement et en affrontant son historicité qu’il sera permis de deviner le credo musical qui anime la création de Klee, celui qui préside à tant de formes et de couleurs, tant d’huiles et d’aquarelles (« O », format large, 1915).
Alors seulement, loin de la doctrine des correspondances ou des déploiements théoriques d’un Kandinsky, la musique apparaîtra dans l’œuvre de Klee comme cette obsession, comme cette hantise, à la fois vécue et vivante, vitale et vitaliste. Éminemment organique. Quand Rossini, à l’égal de Bellini, pouvait souffler des modèles.
Pianoforte et eau-forte
Fils de Hans Klee, professeur de musique à l’école normale de Hofwil, près de Berne, et d’Ida Marie Klee-Frick, chanteuse, le jeune Paul ne pouvait guère éviter de recevoir une formation musicale, mieux, instrumentale. Et ce sera le violon. Non pas un violon d’Ingres, mais un violon pratiqué aussi précocement que talentueusement, de telle sorte que Klee hésitera longtemps entre peinture et musique, comme si, déjà, les deux formes artistiques devaient toujours s’interpénétrer, n’être jamais étanches l’une à l’autre.
Du reste, lorsqu’il étudie à Munich auprès de Franz von Stuck, c’est son activité de violoniste, complétée par des travaux de critique musical, qui permet à Paul Klee de recevoir ses premiers émoluments. De même, sa compagne Lily Stumpf, qu’il épouse en 1906, est une pianiste fervente avec laquelle il approfondit la musique de chambre et étudie le grand répertoire classique – de Mozart à Dvorák en passant par Beethoven. L’œil affuté, l’oreille tendue, Klee est un esthète accompli et exigeant, capable de causticité, comme avec ces gravures satiriques qui, pleines du souvenir de Dürer, examinent savoureusement l’univers scénique (Acteur comique, 1904).
Forme musicale et couleur polyphonique
En 1911, la fréquentation du Cavalier bleu de Kandinsky, Macke et Marc (Petite Composition 1, 1913) vaut pour confirmation : la couleur, puisqu’elle possède un pouvoir infiniment évocateur, excède la seule langue picturale. La couleur chatoie, bruisse, tinte, sonne, vibre. Sonore, elle permet d’engager la peinture vers un projet « polyphonique » nourri de « la simultanéité de plusieurs thèmes indépendants ».
C’est dire que la rencontre avec les synesthésies chromatiques de Robert Delaunay, en 1912, allait s’avérer déterminante pour un Klee qui devra attendre un voyage tunisien en 1914, et sa cohorte de chefs-d’œuvre (Vue sur le port d’Hammamet, 1914), pour noter dans son journal, à la fois péremptoire et soulagé de n’être plus l’objet d’un déchirement duel : « La couleur me possède […] Je suis peintre. » Enfin. Et comment…
Signe abstrait et partition chromatique
Presque naturellement, Klee devait s’intéresser à l’abstraction, picturale ou musicale, qu’il s’agisse des canevas conceptuels de Kandinsky ou du Pierrot lunaire (1912) de Schönberg, cet « extravagant mélodrame » dont il assiste à l’une des toutes premières exécutions.
Désormais, la toile devient un « champ de signes » semblable à une partition, où se superposeraient plusieurs voix chromatiques, plusieurs trames mélodiques, et dont on pressent combien il doit à l’écriture contrapuntique de Bach (Jardin fantastique abstrait, 1920). L’inventivité et la licence plastiques qui caractérisent certaines de ces œuvres (Esquisse pour 1920/176, 1920) les rapprochent indiscutablement de certaines avant-gardes radicales, et notamment des expérimentations formelles de Dada Zurich.
Il ne saurait néanmoins y avoir de tabula rasa chez Klee, qui jamais ne se départira de sa déférence envers la tradition, ce dont témoignent des Fenêtres et toits (1919) aux allures de vitrail synthétique. Convaincu que Bach était la réalisation ultime du sentiment moderne, Klee trouva ainsi dans le néoclassicisme de Ferruccio Busoni la conciliation esthétique et pérenne de deux testaments – ancien et nouveau – souvent présentés comme incompatibles.
Opera buffa et opera seria
Appelé au Bauhaus de Weimar dès 1920, Klee ne tarde pas à rencontrer Stravinsky, Hindemith ou Wolpe et à poursuivre son inspection de formes musicales ou, plus exactement, sonores : son intérêt pour les instruments mécaniques et pour les innovations radiophoniques trahit une curiosité pour la note, certes, mais aussi pour le « son » et sa charge poétique.
Énième hommage au dieu Bach, la Fugue en rouge (1921), tout en constituant une réflexion savante sur l’essence des couleurs et des schèmes géométriques, passerait presque pour une transcription graphique des phénomènes de résonance et de propagation acoustiques. À l’identique, l’aquarelle Château fort 1 (1923), outre qu’elle est une merveilleuse composition luminescente, peut-être inégalée au XXe siècle, est également traversée par des préoccupations musicales, notamment eurythmiques, décisives.
Preuve que musique, théâtre et peinture peuvent se contaminer avec profit, Klee emprunte à l’opéra des personnages comiques et compose pour son fils Felix de délicieuses marionnettes rompant avec l’intimidante classification des genres, entre imagerie populaire et sculpture peinte, entre Bauhaus et Chaissac (Clown aux grandes oreilles, 1925).
Monde coagulé et corps implosé
Depuis l’Académie de Düsseldorf, qu’il a rejointe en 1930, Klee n’abandonne pas ses investigations. Au contraire. Déployant ses recherches dans l’espace, et de manière plus systématisée, il réinvestit plastiquement des modèles de construction musicale, au rang desquels Mozart et Haydn, figures désormais cardinales de sa peinture. Singulières, les œuvres contemporaines résultent de la juxtaposition de points infinitésimaux que structurent des lignes diagonales et acérées (La Lumière et les arêtes, 1935) tandis que réapparaissent parfois des éléments naturalistes (Jouet, 1931).
L’arrivée d’Hitler au pouvoir oblige Klee à quitter Düsseldorf pour Berne. Là, l’émigrant en revient à l’origine, à la chose originelle, au signe premier, primitif. Des traits noirs comme de sombres tierces, des griffures comme des dièses, des hiéroglyphes graphiques comme des altérations musicales : peu à peu, la forme va se déliter, le signe se dilater (Timbalier, 1940).
À présent, et ce jusqu’à la fin, les frontières s’appauvrissent, quitte à s’écrouler. Le dehors et le dedans coagulent, le visuel et le sonore s’enchevêtrent, le musicien et son instrument fusionnent (Eidola : ex-pianiste, 1940). Le corps a implosé. La faute à la barbarie du monde, et à ce corps qui, atteint de sclérodermie, ne parvient plus à jouer du violon. Pour Klee, soixante ans, c’en était trop.
La peinture, les yeux fermés
La contribution de la musique à la peinture, et plus généralement aux beaux-arts, ne saurait être négligée. Ces dernières années, plusieurs expositions ont permis, souvent brillamment, d’éclairer et d’illustrer cette perméabilité des pratiques, que l’on veuille ici songer à la magistrale réflexion – « Canto d’amore » – menée en 1996 par le Kunstmuseum de Bâle ou aux confrontations efficientes engagées par le Musée d’Orsay en 2003 avec son étude des « Origines de l’abstraction. 1800-1914 ».
Par-delà le ton et la touche
Jamais Klee, à l’inverse de plusieurs artistes, ne livra de somme théorique quant aux rapports entre peinture et musique. Non, Klee le violoniste – parfaitement concentré, comme sur une éloquente photographie prise à Munich en 1900 – n’avait sans doute pas besoin d’offrir une quelconque légitimité doctrinale à sa hantise musicale, cette dernière ayant d’ailleurs toujours revêtu un caractère d’évidence : « Il n’y a guère qu’en musique que je n’ai jamais connu d’hésitations. »
Du reste, devant cette Pyramide (1930), née de couleurs accordées et de tons harmoniques, d’intervalles savants et de contrepoints chromatiques, comment ne pas percevoir le rôle fondateur que jouèrent la musique et les sons dans la conquête de la peinture pure ? En revanche, et symétriquement, comment ne pas comprendre que cette conquête ne fut jamais oublieuse de la tradition et de ses systèmes modaux, que le mot « modernité » – si souvent convoqué – cachait moins Schönberg que Bach, Mantegna que Mondrian ? Généalogie complexe.
Questions à Marcella Lista, Commissaire de l’exposition
Est-il un artiste qui, plus que Klee, aurait été ainsi hanté par la musique ?
Le modèle musical traverse la première abstraction : Ciurlionis, Kupka, Kandinsky... Et, bien que cela puisse paraître paradoxal, l’écriture de Bach est une référence majeure de la modernité. Klee est sans doute l’artiste qui pousse le plus loin cette incidence dans la recherche d’un système pictural.
Dans quelle mesure cette collusion rejoint-elle une question qui vous est chère, celle de l’art total ?
Elle la rejoint plutôt par antinomie. Klee n’était pas très favorable au « total ». Il admirait en revanche l’opéra classique comme forme complète, capable de s’approcher de la complexité de l’humain.
Quelle œuvre vous paraît le mieux exprimer le caractère polyphonique de l’œuvre de Klee ?
Plusieurs œuvres abordent cette question de manière explicite. L’exposition montre cependant que l’idée est aussi plus diffuse,
au sens que Klee donnait au mot « polyphonie » : « la simultanéité de plusieurs thèmes indépendants ».
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Paul Klee - artiste audiovisuel
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Abonnez-vous dès 1 €BIOGRAPHIE
1879
Naissance à Berne dans une famille de musiciens.
1898-1901
Étudie aux Beaux-Arts de Munich aux côtés de Kandinsky.
1912
Après sa rencontre avec August Macke et Franz Marc, il participe à la deuxième exposition du Blaue Reiter à Munich.
1914
Son séjour en Tunisie influence son travail sur la couleur.
1920-1931
Walter Gropius l’invite à enseigner au sein du Bauhaus à Weimar.
1930
Exposition Paul Klee au MoMA à New York.
1940
Meurt à Muralto en Suisse.
AUTOUR DE L'EXPOSITION
Informations pratiques. « Paul Klee Polyphonies » du 18 octobre 2011 au 15 janvier 2012. Musée de la musique. Ouvert du mardi au samedi de 12 h à 18 h et le dimanche de 10 h à 18 h. Jusqu’à 20 h les soirs de concerts. Tarifs : 8 et 5 e. Concerts du 19 au 29 octobre à la Cité de la musique. www.citedelamusique.fr
Informations pratiques. « Paul Klee Polyphonies » du 18 octobre 2011 au
15 janvier 2012. Musée de la musique. Ouvert du mardi au samedi de 12 h à 18 h et le dimanche de 10 h à 18 h. Jusqu’à 20 h les soirs de concerts. Tarifs : 8 et 5 e. Concerts du 19 au 29 octobre à la Cité
de la musique.
www.citedelamusique.frCollections permanentes. Ouvert en 1997, le Musée de la musique offre un panorama chronologique de la musique occidentale
en quatre « chapitres ». Un cinquième « chapitre » est consacré aux musiques du monde. En cours d’élaboration, un dernier dédié à la musique du XXe siècle faisait encore défaut. Depuis 2009, la muséographie s’est enrichie de contenus audiovisuels et sonores pour accompagner la compréhension des instruments présentés. Après Klee, retour aux musiciens avec une exposition Bob Dylan.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°640 du 1 novembre 2011, avec le titre suivant : Paul Klee - artiste audiovisuel