PARIS
Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris expose la quasi-totalité des sculptures de Georg Baselitz, artiste connu pour ses figures exposées tête renversée. Ou comment un médium vient résoudre l’ensemble d’une œuvre.
En 1980, au moment de la Biennale de Venise, Georg Baselitz est déjà le glorieux peintre des figures renversées cul par-dessus tête. Il est celui qui, né en Saxe un peu avant-guerre, a pris acte de la tragédie de l’histoire et tenté de s’en accommoder. Douloureusement. « Peintre allemand », martèle-t-il. Même un temps tenté par Paris, Artaud, Genet et Michaux, il répète : « Rien à faire : j’étais de langue allemande, né sur le sol allemand, avec mon histoire allemande, c’était la misère, mais je ne pouvais faire autrement que de rentrer chez moi. »
Les questions enragent d’emblée sur la toile : quelle identité pour la génération d’après-guerre ? Quoi faire de la culpabilité de la conscience allemande ? Comment y trouver de l’universel ? Son entrée en scène dans les années 1960 grimace fort et cru à coups de chairs hurlantes, de bouillies de couleur, de corps obscènes et démembrés et de figures disloquées. Baselitz veut « danser à rebours » et renverse bientôt ses figures tête en bas. Une décision signature qui aura sa légende déclarative : renverser, insiste-t-il, donne « la liberté d’affronter réellement les problèmes picturaux ». Ou encore : « Ce qui m’importe, c’est la possibilité de peindre une image. […] Un objet peint la tête en bas sert à la peinture, parce qu’il ne sert pas en tant qu’objet. » Au-delà du tacle aux conventions, Baselitz trouve là une issue au conflit entre abstraction et figuration qui hante la génération d’après-guerre.
« Je creuse et je trouve »
Seulement voilà, à la fin des années 1970, l’artiste trouve un nouvel allié libératoire : la sculpture. Il ne renverse plus, il creuse. En 1980 donc, lors de la Biennale de Venise, Baselitz expose au côté d’Anselm Kiefer une œuvre aussi inattendue qu’inaugurale. Modell für eine Skulptur gît au sol, corps à demi relevé taillé dans un bois marqué de peinture rouge et noire, bras droit levé vers le ciel, jambes-bloc arrimées au stère brut. Le public effaré en reste coi. « Les réflexions sur les raisons de l’apparence formelle de ma première sculpture n’arrivèrent que par la suite, rapporte-t-il à Heinz Peter Schwerfel en 1989. Il y en avait très peu quand je la fabriquais réellement. J’avais uniquement sans cesse l’impression de faire quelque chose comme creuser. Je creuse dans le sol et je trouve quelque chose. Et c’est comme c’est. »
À y regarder de près, ce qui transgresse alors touche moins à ce que représente l’œuvre qu’à la netteté avec laquelle Baselitz renoue avec une certaine idée de la sculpture : exhumer, fouiller, révéler, creuser une figure à partir d’un bloc. Loin, très loin de la dématérialisation qui triomphe alors au seuil des années 1980. En bonus : une dissonance et une disharmonie appuyées, servies par l’énergie agressive du faire. Loin, très loin des canons classiques de la statuaire. « La sculpture est un moyen plus court que la peinture pour exprimer le même problème, parce que la sculpture est plus primitive, plus brutale et n’a pas cette réserve que peut avoir la peinture », justifie-t-il en 1986 lors de son exposition au CAPC à Bordeaux.
Au MAMVP, un parcours linéaire
Brutale sans nul doute. C’est à la hache, au ciseau, à la scie à ruban, à coups de stries, d’aplats de couleur jetés, frottés à vif, et bientôt à coups de tronçonneuse que l’artiste s’attaque au bois, érable, tilleul, cèdre ou hêtre rouge, et par là même au médium. Ou la mise en scène d’une sculpture violemment, sauvagement reconquise à la force du geste et du matériau, dont il conserve bien souvent les nœuds et les accidents.
Ce premier geste sculptural, celui de 1980, va alors libérer les autres et écrire un chapitre autonome dans le parcours de l’artiste allemand. Un chapitre qu’expose le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, quinze ans après la violente leçon de peinture qu’il a donnée entre ces mêmes murs en 1996. Le parcours y désosse chronologiquement les étapes successives de l’œuvre sculpté. Entre primitivisme et paganisme. Des premières têtes et figures debout, bien brutes, aux autoportraits monuments, casquette cubique vissée sur la tête et corps ripoliné de bleu, en passant par la célèbre série des Femmes de Dresde de 1989, visages féminins hallucinés aux chromatismes acides en écho au bombardement de 1945.
Si la ligne s’épure et les formats se dilatent, Baselitz y laboure avec une même rage le bois et les références. C’est au lait de l’art populaire d’Europe centrale, des statuaires polychromes nordiques, des arts primitifs et de la statuaire africaine qu’il nourrit sa petite foule de sculptures. Et qu’il les couvre dans les années 1990 de tissu, qu’il en dilate les formats jusqu’au monument, que les rehauts écorchés de peinture se font plus lisses et moins autonomes. Une chose est sûre, c’est avec la contrainte du matériau que négocie Baselitz, avec celle qui liait déjà dans la sculpture égyptienne et médiévale la figure à son bloc initial. Ou comment attaquer – humilier ? – les conventions de l’histoire et mettre cette lutte en scène. Creuser pour échapper aux habitudes de la représentation. « Un artiste allemand ne s’intéresse qu’à ce qui se passe sous la terre, plaidait-il en 1992. Les sources de mon inspiration sont les gisants, les cendres, les urnes funéraires, les trolls. » En archéologue ? Quitte à faire grincer des dents une partie de l’auditoire, qui pourrait être tentée de voir dans cette fouille une mise hors-jeu de la modernité.
Quel a été votre premier contact avec l’œuvre sculpté de Baselitz ?
C’était Modell für eine Skulptur à la Biennale de Venise en 1980. J’ai eu le sentiment de me trouver en face d’une œuvre qui allait à rebours de tout ce qui se faisait à l’époque. À la fois ultraprimitive et moderne. Une sorte d’objet de science-fiction qui venait du passé. Sa sculpture amène une profondeur nouvelle dans la compréhension de l’ensemble. Et je la crois peut-être plus radicale, plus scandaleuse et plus explicite que sa peinture.
Quel est pour vous l’apport de Baselitz à son époque ?
Je crois qu’il a trouvé les conditions d’une véritable liberté, en rompant avec l’idéologie de la dématérialisation. Sans lui, beaucoup d’artistes n’existeraient pas. Il est de ceux qui ont le mieux concentré les préoccupations et les réalités de notre époque. Il est le premier avec Beuys à avoir mis le doigt sur la misère morale de l’homme après la Shoah. Quelque chose avait changé dans la conscience humaine et il a su donner un caractère affirmatif et universel à ce changement. Il ne s’agissait pas de surmonter l’histoire, mais bien de vivre avec. Il me semble que cette question-là est bien moins claire en France.
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Georg Baselitz - Sculpteur et tremblements
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Janvier 1938
Naissance de Hans-Georg Bruno Kern à Deutschbaselitz (Allemagne).
1961
Prend le nom de Baselitz, son village natal.
1980
Sa première sculpture fait scandale à Venise.
1996
Rétrospective au MAMVP.
2011
Vit et travaille près du lac d’Ammersee, en Allemagne et à Imperia, en Italie.
Informations pratiques. « Baselitz sculpteur » du 30 septembre au 29 janvier 2012. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : entre 9 et 4,50 €. www.mam.paris.fr
Ryan Trecartin/ Lizzie Fitch. Autre événement du MAMVP ! Quasi inconnus en France, le vidéaste et son acolyte débarquent à Paris avec l’exposition « Any Ever », présentée au MoMA cet été. Leurs vidéos sous forme de trilogie (Trill-ogy Comp) et de tétralogie (Re’Search Wait’S), dans lesquelles amis et famille sont mis en scène, reflètent leur univers protéiforme. Jusqu’au 8 janvier 2012, le duo investit chaque pièce de l’espace de l’ARC, immergeant le visiteur dans un environnement total.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°640 du 1 novembre 2011, avec le titre suivant : Georg Baselitz - Sculpteur et tremblements