Elle paraît frivole, indifférente aux anciens et aux aînés. Mais sous ses dehors faciles et ses expédients récurrents, que cache réellement la peinture de Lichtenstein ? Ne constitue-t-elle pas, en définitive, un formidable tribut à la tradition ? Rétrospective.
De Roy Lichtenstein (1923-1997), on sait beaucoup de choses. Sur lui, on a beaucoup glosé. Autant dire que sa vie et son œuvre furent, des années durant, sous les feux des projecteurs, de ceux qui illuminent les scènes de Broadway et font briller les idoles. Du reste, devant ses toiles, impossible de ne pas penser à ces sommations publicitaires déclinées sur des panneaux immenses, à ces bandes dessinées exaltant une vie héroïque, à ces néons striant la nuit de Times Square.
Non, Roy Lichtenstein n’est pas Edward Hopper [lire L’œil n° 626]. Il semblerait bien que le silence le lasse, que la solitude l’effraie. Il semblerait bien que sa trajectoire s’apparente à celle de Warhol, que la vie doive se mener tambour battant et lunettes noires, là dans des lofts improbables, ici dans des galeries intimidantes.
Or, à bien y regarder, il semblerait que la star du Pop Art tienne moins du rebelle impénitent que du bon élève. Pour preuve, qui jette un œil à ces photographies noir et blanc sera surpris de découvrir un jeune artiste élégant, presque docile, la mèche crantée et le col boutonné. Il s’étonnera peut-être de cet atelier peuplé de chevalets et de tubes de couleur, comme si la peinture, ou plutôt l’exercice de la peinture, n’avait finalement pas vraiment changé.
Lichtenstein serait-il un peintre plus méticuleux qu’il n’y paraît, plus respectueux du « faire » artistique que ses célèbres toiles le laisseraient supposer ? Derrière cette peinture qui explose et tonitrue, celle qui met en scène un avion tirant une roquette dans une explosion de couleurs et d’onomatopées (Whaam !, 1963), se cacherait-il du silence et de la solitude, de ceux que le travail acharné requiert ? Derrière cet arbre redondant, se cacherait-il une forêt de nuances et de recherches ?
Fort de sa collection de Pop Art américain, la plus importante au monde hors États-Unis, le Museum Ludwig de Cologne consacre une immense rétrospective à cet artiste serpentin afin de révéler un Lichtenstein attentif à la tradition et de faire que coïncident enfin ces photographies en noir et blanc et ces peintures criardes. Exemplaire.
La reproduction et le réalisme
Fleuve, l’exposition renonce à envisager la production de Lichtenstein d’un point de vue strictement chronologique pour privilégier un séquençage thématique. Non qu’il n’y ait pas eu d’évolution, depuis l’apprentissage académique de l’artiste sur la côte Est jusqu’à ses gigantesques compositions finales (Vue avec pont, 1996) en passant par ses toiles emblématiques du Pop Art des années 1960-1970. Mais cette évolution est moins linéaire qu’il n’y paraît de prime abord, tant l’artiste n’a cessé d’investiguer les formes et les techniques pour répondre à cette double question nodale : que peindre et comment peindre ?
À compter du début des années 1960 – et notamment de son intervention sur le mur du pavillon de l’État de New York lors de l’Exposition universelle (Femme à la fenêtre, 1964) –, Lichtenstein a tôt défini sa marque de fabrique : une peinture que traversent des personnages issus des publicités et des comics (Look Mickey, 1961) et où fourmillent de multiples points de trame, références explicites au monde de l’image imprimée. Une peinture comme un constat, donc, celui que notre société de consommation n’accède jamais tant à l’originel qu’à sa reproduction, à l’original qu’à sa copie. Le monde est un immense réservoir d’images dont l’inflation doit être sondée, digérée par l’artiste. Le monde, ce monde, ressemble donc moins à une peinture de Degas ou de Hopper qu’à une réclame marchande. Ou, en d’autres termes, ceux de l’artiste : « Notre architecture, ce n’est pas celle de Mies Van der Rohe, c’est le style McDonald. »
Aussi, si Lichtenstein s’évertue à redéployer une image créée par d’autres – publicité, bande dessinée (Tintin lisant, 1992) –, c’est plus pour lui donner un autre sens que pour interroger ce sens, et ce faisant, notre sens commun. Nulle peinture plus sociale, plus préoccupée par l’histoire que ces toiles jaune-bleu-rouge qui donnent à voir la trame de notre culture ainsi que la matière – saturée, pixellisée – saisie par notre regard. Loin du lyrisme romantique et de l’expressionnisme abstrait, le postmodernisme de Lichtenstein n’est autre que la pétrification du réel, une manière de re-proposer ce qui existe déjà (Peinture avec la statue de la Liberté, 1983). Le Pop Art comme un hyperréalisme, en somme.
La copie et la traduction
Obsédé par la copie, par la copie de la copie, Lichtenstein, en tant qu’il procède par mise en abyme, ne pouvait demeurer insensible à la Peinture ou à la Sculpture, règnes majuscules de l’image, territoires infinis de l’icône. Lui, le contempteur de cette civilisation consumériste, pouvait, grâce aux musées, gagner en éloquence : puisque, à de rares exceptions près, le regardeur ne connaît l’art que par truchement – livre, journal, revue –, il importe moins aujourd’hui de réfléchir sur une œuvre de Picasso que sur sa reproduction, sur son essence que sur son aura. Dont acte avec cette Femme au chapeau (1962) qui voit Lichtenstein s’approprier une toile de l’Espagnol, antérieure de vingt années (Femme en gris, 1942), sans que n’intervienne, à la manière de Duchamp ou de Dalí, de sacrilège apparent.
Certes, les couleurs ont changé, mais après ? Après, il faut observer attentivement les points de trame infinitésimaux qui grisent le fond pour voir qu’il s’agit là d’un simulacre, ou plus exactement d’un simulacre devenu peinture. De même, il faut apprécier combien l’acrylique lisse la surface et, ce faisant, dématérialise l’original. Hyperréalisme, donc, mais au terme d’un illusionnisme parfaitement maîtrisé.
C’est que l’art de Lichtenstein est virtuose. Il faut de la patience et de la science pour ainsi pénétrer la composition de la Chambre de l’artiste (1888) de Van Gogh et la restituer – identique et totalement différente – dans cette Chambre à Arles (1992). Il faut une expérience du métier pour apprivoiser les règles matissiennes (Sculpture, Vase et Fruit, 1915) et les traduire uniquement en termes de lignes et de couleurs (Nature morte avec sculpture, 1974). Il faut beaucoup de talent pour réinterpréter Monet (Cathédrales de Rouen, 1969), Cézanne (Homme aux bras croisés, 1962), Brâncusi (Muse endormie, 1983), Carrà (Le Cavalier rouge, 1974) ou Léger (Trompe-l’œil, 1973). Il faut même sans doute un peu de génie pour traduire sans trahir.
Le réel et son double
Ces exercices de réappropriation eussent pu paraître marginaux si l’exposition n’avait eu l’intelligence de rassembler presque toutes les périodes et longitudes artistiques que Lichtenstein aborda jusqu’à sa mort, survenue en 1997.
Quand une section atteste sa précocité macrophage concernant l’art américain vernaculaire (Train d’émigrés d’après William Ranney, 1951), celle consacrée à l’abstraction témoigne de sa même digestion des formes non objectives, celles d’un Van Doesburg (Triptyque avec vache, 1974) ou d’un Mondrian (Sculpture imparfaite, 1995). De même, Lichtenstein arpente avec une frénésie comparable le terrain de la nature morte (Nature morte aux poissons rouges, 1972) ou de la sculpture antique (Laocoon, 1988), le domaine de l’expressionnisme allemand (Tête verte, 1979) ou de la peinture chinoise (Paysage avec philosophe, 1996). Intéressantes, enfin, que ces toiles tramées de points minuscules (Grande peinture VI, 1965) reproduisant et démystifiant le geste des expressionnistes abstraits, de ces contemporains mus par une intériorité débridée quand lui, Lichtenstein, bride sa technique pour perforer le monde extérieur.
Là est d’ailleurs, jusqu’à la fin, la question qui paraît hanter l’artiste. Quelle frontière entre le réel et son double ? Où s’arrête l’original et où commence la copie ? Le premier est-il perméable à l’autre ? La seconde est-elle la pâle imitation de la première, ou son émancipation sublime ? Quelle différence entre Donald Duck, le Temple d’Apollon (1964) et une Nature morte cubiste (1974) pour peu que la peinture les incorpore et leur insuffle une nouvelle dimension ?
Aussi quitte-t-on le Museum Ludwig comme l’on referme une encyclopédie de la peinture, en se disant que, si la copie est un art, l’inverse est sans doute vrai.
S’il est un artiste que Lichtenstein copia et pasticha c’est bien Picasso, ce formidable copieur et pasticheur. Aussi, lorsque le magazine Life du 31 janvier 1964 consacre un article à l’Américain – ce nouveau démiurge contesté de la scène artistique –, celui-ci décide de toiser le lecteur entouré de plusieurs de ses toiles, dont une peinture d’après l’Espagnol (Femme au chapeau fleuri, 1961). Plus qu’un indice, une preuve, celle de l’admiration inextinguible d’un cannibale envers un ogre.
Mises en abyme
La mécanique cubiste, toute en lignes nettes et en aplats colorés, se prête aisément à la technique puriste, et volontiers clinique, de Roy Lichtenstein. Nul hasard, donc, à ce qu’il ait tôt choisi de se confronter aux œuvres emblématiques de Picasso (Mandoline et Guitare, 1924) pour les digérer à sa manière, une manière alors naissante quoique parfaitement rodée, toute en points de trame et en couleurs primaires (Nature morte d’après Picasso, 1964). De même, sa Femme au chapeau (1962) explore les principes structurels du modèle picassien (Femme en gris, 1942) et les transpose selon une technique déjà éprouvée. Où l’on comprend notamment combien l’exercice de réappropriation consiste en la dépersonnalisation puis la dématérialisation de « l’original », devenu simple matrice.
Particulièrement intéressante, la Femme d’Alger (1963) de Lichtenstein s’inspire de la toile homonyme de Picasso (1955) qui, à son tour, nous rappelle que ce dernier fut lui-même un regardeur insatiable ayant fait de la copie une pratique non pas blasphématoire, mais déférente. Aussi la toile de l’Américain n’est-elle autre que la copie d’une œuvre qui vit Picasso copier Delacroix, autrement dit une mise en abyme où la peinture, devenue autoréférentielle, ne cesserait de renvoyer à elle-même.
La copie comme une leçon de peinture, donc, mais aussi comme un hommage souverain à la seule peinture, cette façon sublime de pouvoir sublimer.
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Roy Lichtenstein - La trame de la peinture
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Abonnez-vous dès 1 €1923 Naît à New York.
1940 Étudie à la School of Fine Arts de l’Université de l’Ohio.
1943-1946 Sert en Europe durant la Seconde Guerre mondiale.
1951 Première exposition à New York.
1961 Look Mickey, première toile représentant une vignette de bande-dessinée.
1962 Expositions réunissant Lichtenstein, Rosenquist, Warhol, Wesselmann et Oldenburg.
1986 S’essaie à l’abstraction géométrique.
1992 Head, sculpture inspirée de GaudÁ, réalisée pour les JO de Barcelone.
1997 Décède à New York.
Autour de l’exposition
Informations pratiques.
« Roy Lichtenstein, l’art comme motif », jusqu’au 3 octobre 2010. Museum Ludwig, Cologne. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, jusqu’à 22 h le premier jeudi du mois. Tarifs : 9 et 6 e. www.museenkoeln.de
Le Wallraf-Richartz Museum.
À Cologne, si le Museum Ludwig se concentre sur le xxe siècle, le Wallraf-Richartz Museum propose un tour d’horizon de l’histoire de l’art, du Moyen Âge à l’impressionnisme. Exposés dans un bâtiment moderne, ouvert en 2001, les grands noms de la peinture et du dessin allemands (Lochner, Dürer, Friedrich) et européens (Rubens, Rembrandt, Murillo) se succèdent dans une scénographie didactique. La riche collection impressionniste réserve des œuvres de Cézanne et de Monet, ces précurseurs de l’art moderne auxquels Lichtenstein rendit si souvent hommage.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°627 du 1 septembre 2010, avec le titre suivant : Roy Lichtenstein - La trame de la peinture