L’artiste revient sur son travail mené depuis plusieurs années avec les aveugles et dernièrement publié chez Actes Sud. Travail qui sera présenté cet été aux Rencontres d’Arles.
Intitulé Aveugles, l’ouvrage de Sophie Calle publié aux éditions Actes Sud revisite trois séries de travaux qu’elle a réalisés en 1986, 1991 et 2010. Éponyme, la première consistait à interroger des personnes nées aveugles sur ce qu’était pour eux l’image de la beauté. Pour la deuxième, La Couleur aveugle, l’artiste a interrogé des non-voyants sur l’idée de monochrome ; pour la troisième, elle a demandé à des personnes ayant perdu subitement la vue de lui dire quelle dernière image elles avaient conservée du monde visible. Invitée cet été des Rencontres internationales de la photographie à Arles, Sophie Calle y présentera cette dernière série et une nouvelle, très différente. À Istanbul, l’artiste a invité des habitants des quartiers défavorisés à découvrir la mer qu’ils n’avaient encore jamais vue et elle a fixé leur regard sur la pellicule photo et film. Double occasion pour revenir sur ce travail avec les aveugles.
Philippe Piguet : Quel a été le déclencheur de votre travail sur les aveugles ?
Sophie Calle : Je me souviens mal de la naissance de l’idée. C’est peut-être le voisinage d’Hervé Guibert qui était un ami et qui faisait à l’époque un livre sur les aveugles. J’ai aussi un vague souvenir d’avoir croisé un aveugle en traversant la rue qui parlait d’un film qu’il avait vu et qu’il avait trouvé très beau.
P.P. : Dès lors que l’idée était en tête, comment vous êtes-vous mise au travail ?
S.C. : J’ai mis un an avant de passer à l’action, car je craignais que l’idée ne soit cruelle. Un jour, j’ai arrêté de façon totalement impromptue un aveugle qui, par miracle, l’était de naissance et qui m’a répondu du tac au tac : « La plus belle chose que j’ai vue, c’est la mer, la mer à perte de vue. » Il y avait dans sa réponse une telle limpidité et une telle poésie que c’était comme s’il m’autorisait à poursuivre. Par la suite, j’ai rencontré d’autres aveugles et certains m’ont donné les coordonnées de leurs amis, ça a fait une chaîne. J’ai ainsi pu réaliser cette première série.
P.P. : Quel était donc votre propos ?
S.C. : Dans tous mes projets pratiquement, il y a toujours cette idée de l’absence. Là, c’était l’absence de vue et puis aussi ce que cela contenait de paradoxe que de poser une telle question.
P.P. : Avec La Couleur aveugle, vous entraîniez vos interlocuteurs à une participation davantage conceptuelle…
S.C. : L’un des aveugles, qui n’est pas né aveugle et qui m’a beaucoup aidée à réaliser la première série, Bachir Kerroumi, est devenu un ami. Un jour que nous nous promenions au Musée d’art moderne, je lui ai parlé d’un monochrome d’Alan Charlton en le lui décrivant. À ma grande surprise, il m’a dit qu’il vivait avec une telle œuvre et il m’en a longuement parlé. Aussitôt, ça m’a donné l’idée de cette deuxième série de travaux d’autant plus que, fouillant les écrits de Charlton sur ses monochromes, je me suis aperçue qu’ils utilisaient tous deux le même vocabulaire.
P.P. : Avec La Dernière Image, c’est encore sur un autre terrain que vous vous engagiez, celui de la mémoire…
S.C. : Comme je n’avais pas eu la possibilité de travailler avec tous les aveugles que j’avais rencontrés, c’était frustrant. Je me suis dit que ce serait bien de faire un projet avec ceux qui ont déjà vu, pour aborder la question sous un autre angle. Invitée à Istanbul, capitale européenne de la culture, j’ai cherché une idée à réaliser là-bas et j’ai découvert au fil de mes lectures qu’elle avait été surnommée la « ville des aveugles ». L’occasion était toute trouvée de mettre en acte ce dernier projet.
P.P. : La publication de cet ouvrage annonce-t-elle le fait que vous en avez fini du travail avec les aveugles ?
S.C. : Oui, en quelque sorte. J’ai pratiquement réalisé tous mes projets en livre, or celui sur les aveugles ne l’avait jamais été. Cette idée de demander aux aveugles quelle est leur dernière image était très ancienne, j’attendais de la réaliser pour faire le livre. C’est fait. La mise en confrontation de la série sur La Dernière Image avec celle de la découverte de la mer parachève définitivement tout ce travail. La grande différence, c’est que les images de ces gens qui découvrent la mer pour la première fois sont absolument silencieuses. Elles ne sont accompagnées d’aucun texte.
Sophie Calle, Aveugles, éditions Actes Sud, 2011, 166 p., 80,20 euros.
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Sophie Calle : son regard sur les aveugles
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°647 du 1 juin 2012, avec le titre suivant : Sophie Calle : son regard sur les aveugles