Dans un ouvrage de superbe facture, l’historien médiéviste offre une extraordinaire succession de représentations animalières qui apporte un nouvel éclairage sur le monde
Lina Mistretta : Qu’est-ce qu’un bestiaire ? Et quel sens lui donne-t-on au Moyen Âge ?
Michel Pastoureau : Il y a deux sens pour le mot bestiaire, aussi bien en latin que dans les langues vernaculaires au Moyen Âge. Un bestiaire est alors un livre qui parle des bêtes ; c’est un genre qui fleurit assez tôt pendant le haut Moyen Âge et qui atteint son apogée aux XIIe et XIIIe siècles. Dans son acception moderne, il s’agit d’un ensemble d’animaux, quel que soit cet ensemble. Il faudrait même ajouter : un ensemble d’animaux qui font système.
L.M. : Le Moyen Âge a laissé un très grand nombre de livres manuscrits consacrés aux animaux. Mais ce sont les manuscrits enluminés, dites-vous, qui ont fait le rayonnement des bestiaires médiévaux…
M.P. : Au Moyen Âge, on représente l’animal avec toutes sortes de techniques sur différents supports : peintures, sculptures, gravures, modelages, vitraux et tapisseries. Mais, quantitativement, le plus grand nombre d’animaux se trouve dans les manuscrits enluminés dont 90 %, sinon 95 %, composent notre documentation figurée. Cela vaut donc pour les animaux comme pour le reste. Il est d’ailleurs étonnant qu’il y ait si peu de spécialistes des manuscrits enluminés, alors que c’est la principale source d’images pour cette période durant laquelle on dénombre pas moins de trois cents à trois cent cinquante bestiaires enluminés pour se limiter à l’Europe occidentale, de l’époque carolingienne jusqu’au début du XVIe siècle.
L.M. : Dans ces bestiaires enluminés, il y a le texte mais aussi l’image. Or, selon vous, c’est grâce à l’image que l’animal acquiert une place importante...
M.P. : Oui, parce que pour la première fois en Occident, depuis l’Antiquité, l’animal y est représenté pour lui-même. Il devient le sujet de l’image. Auparavant, on le représente abondamment, mais toujours comme un élément accessoire, un attribut, au milieu de personnages. À peu près à la même époque, à la fin du XIIe siècle, nous voyons d’ailleurs les premières sculptures d’animaux apparaître dans l’espace public. Avant, elles étaient visibles dans les églises, intégrées à des scènes ou utilisées comme motifs. Mais à partir de 1160, l’Église ne voit plus d’idolâtrie dans la représentation animale. C’est une nouveauté.
L.M. : Animaux imaginaires (dragons, licornes…) et réels (éléphants, cochons…), bons et mauvais (loup cruel et diabolique, la colombe symbole d’espérance…) : comment expliquez-vous la diversité du bestiaire médiéval ?
M.P. : Le Moyen Âge dure mille ans. Forcément, le discours change durant un millénaire, et le regard porté sur tel ou tel animal évolue. On peut distinguer trois périodes : le haut Moyen Âge, le Moyen Âge central et le bas Moyen Âge, durant lesquelles l’attitude à l’égard du loup, par exemple, n’est pas la même. Le haut Moyen Âge a peur du loup ; c’est un animal redoutable et diabolique. Au Moyen Âge central, la peur du loup disparaît dans les campagnes, en raison du défrichement et du recul de la forêt, probablement aussi parce que le loup ne s’approche plus des habitations. Le loup devient ainsi l’animal ridicule du Roman de Renart. À la fin du Moyen Âge, au contraire, les famines reviennent. Tout le monde a faim, y compris les animaux. Les loups s’approchent de nouveau des villages et des villes, et la peur du loup se réinstalle au XVe siècle. Une peur qui va perdurer jusqu’au XIXe siècle…
L.M. : Dans quelle mesure la littérature autour des animaux, dont les Fables de La Fontaine sont un des exemples les plus célèbres, s’appuie-t-elle sur ces bestiaires ?
M.P. : Dans une forte mesure, mais de manière indirecte. La Fontaine n’a pas accès aux bestiaires et aux manuscrits enluminés. Il ne connaît pas bien le Roman de Renart, auquel on ne s’intéresse pas au XVIIe siècle. En revanche, ces textes ont influencé les images, les proverbes, les expressions… Les croyances, les superstitions se sont prolongées jusqu’à l’époque de La Fontaine qui, indirectement, en hérite. Et ses fables vont à leur tour influencer la vision que l’on a de l’animal aujourd’hui encore, jusqu’au livre pour enfants, par exemple, où il est très présent. Il existe comme cela une continuité des savoirs occidentaux sur les animaux depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, et même, parfois, depuis l’Antiquité romaine.
Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen Âge, Éditions du Seuil, 240 p., 45,60 euros.
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Michel Pastoureau : bestiaires du Moyen Âge
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°647 du 1 juin 2012, avec le titre suivant : Michel Pastoureau : bestiaires du Moyen Âge