Remettant en cause la légende, Laurence Madeline réécrit avec minutie l’histoire de la rencontre de la jeune femme avec Picasso.
Consacrer une volumineuse biographie au couple que formèrent, dès 1927, Marie-Thérèse Walter et Pablo Picasso pouvait constituer une gageure. D’emblée, le lecteur distrait ou simplement ignorant de la qualité de chercheuse de l’autrice, Laurence Madeline, pourrait craindre en effet une contribution supplémentaire au grand procès intenté au « monstre » Picasso broyeur de femmes et voleur d’art africain. Rien de tel !
L’ouvrage est structuré en chapitres qui se lisent comme un roman. D’une précision factuelle chirurgicale, ils interrogent avec un esprit critique les sources en les contextualisant. Ainsi, le récit de la rencontre de Marie-Thérèse Walter et Picasso, le 8 janvier 1927, fait l’objet d’une déconstruction exemplaire. Le fait n’est connu que par Marie-Thérèse qui l’a relaté à diverses occasions avant que la critique ne se l’approprie et ne le transforme indéfiniment au gré des intervenants.
Laurence Madeline ne se contente pas des idées reçues. Elle déchiffre, creuse, compare pour démonter, par exemple, les intentions sous-jacentes au récit dressé par l’intéressée. Récit qui met en scène ses origines, sa condition sociale, l’image de Picasso ou l’histoire de son mariage avec Olga. Le travail est remarquable d’intelligence critique. Aux antipodes des accusations rapides et sans nuances, mais sans complaisance aucune. De là, cette plongée jamais fastidieuse dans la trame des détails. On est loin de l’essentialisme homme-femme toujours clivant. Ici, chaque protagoniste est lourd de son passé et de ses passifs. Chacun se met en scène. Et ce qui nous est parvenu – sous la forme d’archives ou de propos rapportés – doit être minutieusement remis en question.
C’est donc à une enquête que nous assistons. Aussi subtile que celle menée il y a peu par l’universitaire Annie Cohen-Solal qui jetait un jour neuf sur le statut de perpétuel étranger avec lequel Picasso n’a cessé de devoir composer. Renonçant à répartir le monde en victimes et bourreaux, Laurence Madeline restaure le sens de la nuance. Et c’est là que le récit devient passionnant et la démonstration implacable. Celle-ci révèle des êtres nécessairement imparfaits, avec leurs qualités, leurs défauts, leurs faiblesses. Comme dans n’importe quelle histoire humaine. Si ce n’est qu’ici on parle de Picasso. C’est-à-dire, pour l’ensemble des protagonistes des tragédies répétées de Fernande Olivier à Jacqueline Roque, de l’incarnation du « génie de la peinture ».
Galvaudée, l’expression n’en renvoie pas moins à une sensation éprouvée par l’ensemble de ces femmes. Et celle-ci a légitimé la fabrication de toutes les mythologies qui ont entouré aussi bien l’œuvre que l’homme. Laurence Madeline en rend compte en permanence avec une subtilité qui force l’admiration. Une leçon de modestie et d’esprit critique qui ne renonce pas pour autant à émettre des critiques qui – et c’est sans doute là l’apport essentiel de l’essai – touchent l’ensemble des acteurs, mais aussi ces spectateurs singuliers que furent les compagnons de route et autres critiques du moment. La leçon d’histoire montre que derrière un récit de la vie quotidienne se déploient des constructions souvent puisées dans les références littéraires de l’époque (dans la figure de Colette-Willy ou dans L’Amour fou de Breton), mais aussi dans celles des critiques et historiens qui s’en empareront pour s’abandonner à leurs propres conceptions. Dans ce cas, Lolita de Nabokov constituera une référence des plus troublantes (p. 159-160 notamment).
Laurence Madeline renvoie aussi abondamment à l’œuvre qui constitue une des facettes déterminantes du sujet. Là encore, son impeccable chronologie permet de remettre en cause les schémas simplistes, souvent teintés de romantisme, qui animèrent d’emblée la critique et que l’histoire de l’art s’est souvent contentée de reprendre. Le portrait de Picasso sonne juste et permet à l’autrice de reprendre le motif du « peintre et son modèle ». Sa revendication de copropriété intellectuelle au bénéfice du modèle sans lequel le tableau ne serait pas (chapitre 32) va peut-être trop loin. Mais il a le mérite de positionner le thème à la croisée de l’œuvre et de la vie de l’artiste d’une manière originale.
Un livre à lire bien au-delà du « cas » Picasso. Une méthode qui définit la spécificité d’une approche scientifique dans le système de démocratie instantanée au sein duquel nous évoluons. Laurence Madeline rappelle la nécessité du travail d’archives, de la patience, des remises en question loin des emballements de mode. Un travail responsable et de longue haleine qui ne connaîtra sans doute pas la diffusion de blogs plus militants qu’intelligents. Là réside désormais le défi : assurer à la pensée une pérennité face à la consommation superficielle toujours prompte aux approximations, aux mensonges, aux détournements ! Le livre de Laurence Madeline constitue un modèle. À chacun de nous de s’en inspirer pour que la pensée conserve cette profondeur et cette complexité propres à la vie.
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Marie-Thérèse Walter, une déconstruction exemplaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°595 du 23 septembre 2022, avec le titre suivant : Marie-Thérèse Walter, une déconstruction exemplaire