Danse & Théâtre

RÉTROVISION

Le théâtre populaire de Jean Vilar : un idéal d’après-guerre

Par Damien Roger · Le Journal des Arts

Le 1 août 2021 - 1287 mots

FRANCE

Acteur, auteur, metteur en scène, fondateur du Festival d’Avignon, Jean Vilar disparaissait il y a cinquante ans. Celui qui fut aussi le directeur du Théâtre national populaire a renouvelé le théâtre. Un anniversaire qui tombe au moment où le Festival retrouve son public après l’annulation de l’an dernier.

Né à Sète de parents merciers, Jean Vilar (1912-1971) s’installe à Paris en 1932 où il apprend le métier de comédien auprès de Charles Dullin. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fonde sa compagnie et sillonne les routes de France, mais c’est en 1947 qu’il rencontre son destin. Par l’intermédiaire de son ami le poète René Char, il est invité par le critique d’art et éditeur Christian Zervos à accompagner une exposition d’art contemporain au Palais des papes. Il organise en septembre 1947 la première « Semaine d’art dramatique en Avignon », devenue « Festival d’Avignon » en 1954, qu’il dirige jusqu’à sa mort en 1971. Son ambition ? « Rompre avec l’atmosphère […] empuentie des théâtres à Paris », déclare-t-il sans détour en 1965.

À Avignon, l’accord est immédiat entre la pierre brute du Palais des papes et le répertoire tragique joué qui rend dérisoire toute tentative d’habiller les lieux. Vilar offre ainsi à la scène sa nudité formelle. Le décor est avant tout suggéré ; on parle même d’une « esthétique des trois tabourets ». Ce dépouillement est contrebalancé par un usage particulièrement riche de la lumière. Quant au costume, il s’intègre comme un élément scénique parmi d’autres, de même que la musique : l’idéal est qu’on ne les remarque pas. L’austérité vilarienne est de mise à tous les niveaux, jusque dans le système de jeu.

Pour le jeu des acteurs, Vilar en appelle au travail de composition, au contrôle, et refuse toute surenchère d’interprétation et toute expressivité trop passionnée. Le devoir premier du comédien est de faire entendre le texte, « il s’agit d’être clair, de “jouer” clair », conclut-il. Pour la plupart très jeunes, des comédiens comme Michel Bouquet, Jeanne Moreau et Alain Cuny font leurs débuts sous la direction du metteur en scène. Mais c’est Gérard Philipe qui incarne probablement le mieux la nouveauté de ce théâtre vilarien, annonçant la naissance d’un nouveau type de comédien ancré dans la réalité sociale.

Vers un théâtre populaire

En 1951, Jean Vilar est nommé directeur du Théâtre national du Palais de Chaillot, qu’il renomme « Théâtre national populaire » (TNP). Avec sa troupe, il parcourt la France et le monde ; le théâtre est ainsi absent de Paris sept mois sur douze en moyenne. Les représentations en banlieue et dans les villes de France s’inscrivent dans une ambition forte de reconquête des publics populaires tandis que les tournées internationales font du théâtre de Vilar un ambassadeur de la France à l’étranger. Entre 1951 et 1963, sous la direction de Jean Vilar, l’histoire du Festival d’Avignon et celle du TNP se confondent dans la mise en œuvre d’un théâtre populaire.

Puisant ses racines dans le programme du Conseil national de la Résistance qui proclame pour chaque citoyen « le droit à la culture la plus développée », le théâtre populaire naît de la volonté de démocratiser l’accès à la culture. Roland Barthes, rédacteur de la revue Théâtre populaire, créée en 1953 par Vilar, en définit les critères : « un public de masse, un répertoire de haute culture, une dramaturgie d’avant-garde ». Jean Vilar met ainsi à l’honneur les textes du répertoire classique (Molière, Corneille, Shakespeare…) sans pour autant s’enfermer dans une approche conservatrice. Son choix se porte également sur des pièces secondaires de ces grands auteurs, sur des pièces d’auteurs oubliés (Strindberg, Kleist) ainsi que sur des auteurs contemporains (Brecht, T. S. Eliot).

Comme l’analyse l’historienne Emmanuelle Loyer dans son ouvrage Le Théâtre citoyen de Jean Vilar (éd. PUF, 1997), le directeur du TNP opère une véritable révolution copernicienne du public. Il proclame « le public d’abord. Le reste suit toujours ». Vilar aime à saluer un public nombreux qui résonne comme un antidote au public choisi d’un théâtre étriqué. « Notre ambition est donc évidente : faire partager au plus grand nombre ce que l’on a cru devoir réserver jusqu’ici à une élite », écrit-il dans son manifeste de 1953. Jean Vilar formule la revendication-slogan d’un« théâtre service public » qui implique de passer un véritable contrat avec son public : « Ce contrat, c’est celui que nous tentons de lier pour toujours avec une part de la société que la pauvreté éloigne du théâtre », expose-t-il.

Vilar innove par sa volonté affirmée de briser tout l’artifice social que sous-tend la sortie théâtrale. Il élabore de nouveaux protocoles pour susciter la participation, et de nouvelles façons d’assister au spectacle. Il avance l’heure du spectacle de 21 heures – considérée comme trop tardive pour ceux qui travaillent à Paris et quittent la ville le soir – à 20 heures. L’essentiel du programme de Vilar est là : modicité du prix des billets (100 et 400 francs la place contre 400 à 1 200 francs à la Comédie-Française et 600 francs en moyenne dans les théâtres privés), convivialité, souci de divertissement, prolongement du temps de la rencontre entre le public et les artistes à l’occasion de débats, de week-ends et de « nuits » du théâtre. De 1954 à 1963, le TNP attire à lui davantage de public qu’aucun autre théâtre contemporain français. Il rassemble près de 500 000 spectateurs chaque année ; en comparaison, le Théâtre de Chaillot accueille aujourd’hui environ 130 000 spectateurs par an. En 1963, après douze ans d’exercice sous la direction Vilar, plus de 5 millions de spectateurs ont ainsi assisté à plus de 3 400 représentations.

L’âge d’or d’Avignon et la fin des années Vilar

En 1963, n’obtenant pas les moyens qu’il juge nécessaires, Jean Vilar démissionne du TNP pour se consacrer à la direction du Festival d’Avignon. Soucieux de contribuer au débat sur le théâtre et plus largement sur la politique culturelle, il adjoint au festival les « Rencontres d’Avignon », lesquelles, à partir de 1964, rassemblent les acteurs de la profession, les politiques et le public. Visionnaire, il fait travailler de jeunes metteurs en scène et s’intéresse à toutes les disciplines. En 1966, il intègre la danse au festival, en invitant le Ballet Béjart. La même année, le metteur en scène André Benedetto décide d’ouvrir le Théâtre des Carmes pendant l’été : ce que l’on n’appelle pas encore le « off » est né. En 1967, c’est le cinéma qui fait son entrée au festival, avec la projection en avant-première de La Chinoise, film réalisé par Jean-Luc Godard, dans la Cour d’honneur du Palais des papes.

L’année 1968 constitue néanmoins un tournant. Vilar décide de maintenir le festival en dépit du vent de contestation qui souffle sur la France. Pour l’occasion, les « enragés de l’Odéon » sont descendus à Avignon, se joignant aux membres du Living Theatre de Julian Beck avec la volonté d’en découdre. Homme de dialogue, Vilar ouvre largement les espaces de débats et transforme les traditionnelles « Rencontres » en Assises, mais ces dernières tournent au lynchage du directeur du festival qui est violemment pris à partie. Dans les rues on scande « Béjart, Vilar, Salazar ! ». Vilar fait front mais en sort meurtri et affaibli, faisant un infarctus à l’automne. Il continue de diriger le Festival d’Avignon avant d’être emporté par une crise cardiaque en 1971, dans sa maison de Sète, à l’âge de 59 ans.

Traversant deux Républiques – au passage, le secrétariat d’État aux Beaux-Arts est devenu « ministère des Affaires culturelles » sous la houlette d’André Malraux –, les deux décennies vilariennes du TNP et d’Avignon ont constitué un renouvellement sans précédent du théâtre en France. L’abaissement du prix des places, la suppression des barrières psychologiques et géographiques, la volonté d’investir le public d’une fonction première dans l’acte théâtral définissent les contours d’un théâtre nouveau, populaire et citoyen. Et c’est cette façon d’aborder le public – toujours avec une grande exigence sans céder au populisme ou à la démagogie – qui reste un des grands apports du théâtre de Jean Vilar.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°571 du 9 juillet 2021, avec le titre suivant : Le théâtre populaire de Jean Vilar : un idéal d’après-guerre

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