Inventif et roboratif, le catalogue de l’exposition bruxelloise, consacrée à l’humour et l’art, chez Skira, explore la dimension transgressive du premier, épine superbe dans le sérieux du second. Quand le rire est un éclat – d’obus, de vérité, de liberté.
En 1910, le Salon des indépendants de Paris abrite une toile intitulée Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique. Signée par un peintre italien (un certain Joachim Raphaël Boronali), l’œuvre retient l’œil par la liberté et l’audace de ses couleurs, pareilles à celles d’August Strindberg ou d’Emil Nolde. Mais, quelques semaines plus loin, l’écrivain Roland Dorgelès révèle, photographie à l’appui, que l’auteur de cette peinture incandescente n’est autre que Lolo, l’âne du cabaretier du « Lapin Agile ». Pas de pinceau, donc, mais la queue d’un animal. Une belle peinture, mais une peinture bête, de bête.
Loin de n’être qu’une mystification anodine, cette supercherie discrédite le paradigme moderne de l’art, en singeant par son titre et sa facture Impression, soleil levant (1872) de Claude Monet et en raillant l’esprit de sérieux dans l’art, ce sérieux qui est moins une morne gravité qu’une triste respectabilité. Mémorable, cette duperie gouvernée par l’humour résume à elle seule l’enjeu de la récente exposition de l’ING Art Center de Bruxelles, dont le présent ouvrage est le superbe et pléthorique catalogue.
De grand format (23 x 31 cm), ce livre broché, avec sa jaquette à rabats noirs, héberge en première de couverture, incrustée au milieu du titre interjectif, la reproduction de la photographie que fit Alfred Stieglitz de la célèbre Fountain (1917) de Marcel Duchamp, une œuvre qui, jugée « immorale et vulgaire », fut refusée par le comité d’accrochage de la première exposition de la Société des artistes indépendants de New York. Une couverture comme une question, en somme : en dépit de l’effondrement de nombreuses coercitions, l’humour ne rencontre-t-il pas encore une résistance féroce dans l’art, cette « prétention chauffée à la timidité du bassin urinaire » (Tristan Tzara) ? À force d’archives et d’œuvres, empruntées majoritairement à la Bibliothèque Kandinsky et au Musée national d’art moderne, le catalogue enquête ainsi sur les modalités transgressives de l’humour qui, malmenant l’orthodoxie et la tradition, excédant l’endogamie nobiliaire de l’art, apparaît comme une entreprise parfaitement séditieuse et hautement… sérieuse.
L’ouvrage s’ouvre par un entretien de son directeur, Nicolas Liucci-Goutnikov, avec lui-même, manière de renouveler un exercice éprouvé, voire fastidieux. Cette maïeutique en miroir permet à l’intervieweur interviewé, comme l’on dirait de l’arroseur arrosé, d’assigner originalement les grands penseurs de l’humour, qu’ils fussent écrivains (Flaubert, Baudelaire, Brecht) ou philosophes (Pascal, Nietzsche, Bergson), mais aussi d’esquisser une histoire de la causticité dans l’art, depuis les premiers salons de l’Académie royale de peinture et de sculpture, soumis à l’acerbité des caricaturistes, jusqu’aux hardiesses de Fluxus en passant par les satires d’Honoré Daumier ou la dérision libertaire de Dada. Si l’humour a ses grands maîtres, Salvador Dalí et Francis Picabia en tête, l’auteur rappelle combien le tropisme belge est important, que l’on songe à la Société des agathopèdes, fondée en 1846, aux divagations de René Magritte ou aux pirateries de Marcel Broodthaers. « Salon pour rire », « Le domaine élargi des mots exquis », « Des œuvres à jouer », « Histoires de caca », « Le fumier plutôt que la fumée », « Piet Piet Piet Niet », « Fragments d’un discours amoureux » et « Maîtres-bouffons » : les huit sections de l’ouvrage permettent ainsi de déployer l’éventail d’un humour corrosif, volontiers méchant et parfois violent, d’un humour comme un pied de nez. Ou un bras d’honneur.
L’humour révère la figure de style, plastique ou lexicale, qu’elle soit paronymie, mot-valise, trope incongru. Remarquablement, le catalogue parvient à être à la hauteur de ce grand débridement formel : à titre d’exemple, tandis qu’un cahier autonome accueille élégamment une version anglaise des textes français séminaux, leur traduction néerlandaise est intégrée à l’ouvrage, mais n’est déchiffrable que de bas en haut. Sens dessus dessous, tout reste lisible, et ce en vertu d’un graphisme parfaitement affûté. D’une insolente cohérence, et d’une cohérente insolence. Du reste, ce chiasme n’est-il pas la gageure de l’humour parfait, qui est toujours un crime de lèse-majesté ?
Si le lecteur peut regretter l’absence de grands hérauts de la subversion pure – ainsi d’Alberto Sorbelli, ce Diogène de feu –, il redécouvrira les textes souverains de Louis Scutenaire, les contrefaçons d’Andrea Fraser et la ferveur des arts incohérents, dont certaines œuvres furent récemment exhumées. Et il méditera une dernière fois avec l’artificier Picabia : « Messieurs les artistes, foutez-nous donc la paix, vous êtes une bande de curés qui veulent encore nous faire croire à Dieu ! »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Hahaha
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : Hahaha