Flammarion réédite la biographie de Frida Kahlo par Hayden Herrera au moment où Hazan publie un livre important de Catherine Francblin sur Niki de Saint Phalle.
« Pour toutes les Rosa Bonheur, Sonia Delaunay, Marie Laurencin, Berthe Morisot, Artemisia Gentileschi, Dorothea Tanning, Suzanne Valadon et autre Élisabeth Vigée-Lebrun, combien de femmes peintres ont dû rester dans l’ombre. » Il aurait pu s’agir d’une question quand Gérard de Cortanze, en introduction de son Frida Kahlo, La beauté terrible (Albin Michel, 2011), préfère l’affirmation. Entendre, non pas combien ? Mais, combien ! Beaucoup trop. Et encore, quand elles ont eu la chance de passer d’ombre à lumière, l’ont-elles eue souvent grâce à la fréquentation d’un homme, amant ou ami : Robert Delaunay pour Sonia, Apollinaire pour Laurencin, Max Ernst pour Tanning… Et, là aussi, la lumière reste souvent diffuse : « Dorothea a trouvé le compagnon rêvé. Plus tard, elle comprendra que son existence en tant que peintre devait inévitablement souffrir de par sa qualité d’épouse de Max Ernst », regretta l’intéressée. Femmes d’artistes, donc, avant d’être artistes femmes, en attendant qu’un jour un historien – une historienne –, se penche sur elles, sur leur œuvre autant que sur leur vie.
Pour Frida Kahlo, cet ange gardien s’est manifesté en 1983, vingt-neuf ans après sa disparition. Il s’appelle Hayden Herrera et publia Frida, une biographie. Cette « bio » à l’américaine, lourde de plusieurs centaines de pages, précise et documentée, accoucha de la (re)naissance de l’artiste en dehors de son pays, le Mexique. Avant ce livre, Frida était l’épouse de Rivera, le plus grand muraliste du siècle dernier ; après lui, Frida devint Kahlo, une artiste à part entière « que quantité de spécialistes jugent meilleure que lui ». Si l’on pardonne à Herrera son jugement un peu hâtif, il est néanmoins révélateur de ce que le livre devait susciter comme engouement : un biopic cinématographique en 2002 (Frida, avec Salma Hayek), de grandes expositions populaires, et un intérêt des marques autour de l’image de « Frida » que l’on trouve déclinée sur des vêtements, des bouteilles de téquila, etc.
Concordance des temps
Incontournable pour qui s’intéresse à Frida, ce livre ressort aujourd’hui chez Flammarion, au moment même où, hasard du calendrier éditorial, paraît une autre biographie qui devrait, elle aussi, faire date : Niki de Saint Phalle, la révolte à l’œuvre de Catherine Francblin (Hazan). Plusieurs années de travail ont été nécessaires à son auteure, historienne et critique d’art, pour accoucher de cet ouvrage qui comble enfin un vide sur la vie et l’œuvre de l’artiste franco-américaine. Parallèlement aux nombreux témoignages qu’elle a recueillis, la spécialiste du Nouveau Réalisme s’est plongée dans ses archives conservées à San Diego (Californie), où elle a eu accès à sa correspondance et à ses journaux intimes. Il en résulte un véritable travail de défricheur, une première biographie « officielle » qui donne enfin chair à la génitrice des Nanas indépendamment de Jean Tinguely dont elle partagea la vie. Mais, à la différence du livre d’Herrera, ce Niki-là ne bascule jamais totalement du côté de la biographie traditionnelle. Question de style. D’approche aussi, car, là où l’on attendait davantage de fluidité dans le récit, Catherine Francblin préfère s’encombrer d’une certaine distance analytique afin de mieux éclairer l’œuvre par le récit d’une vie, et inversement. Un regard d’historien avant celui du biographe. C’est parfois gênant, mais, fort heureusement, l’auteure ne manque pas d’empathie pour son sujet et parvient ainsi à maintenir son lecteur en alerte, aidée, il est vrai, par la réunion de tous les ingrédients qui font d’une vie une bonne biographie : une enfance meurtrie, un amour passionnel, la fréquentation des meilleures avant-gardes, et une vie entièrement dédiée à la création au mépris de la douleur.
À la lecture de ces deux livres, on ne peut pas s’empêcher de rapprocher ces deux destins exceptionnels, tant les points de concordance sont nombreux, à commencer par leur irrésistible beauté. À commencer, surtout, par la violence que les deux jeunes filles, pourtant bien nées, eurent à subir durant leur enfance. Ce fut, d’un côté, la dépression d’une mère restée inconsolable à la suite de la disparition de son fils, même après la naissance de Frida ; et, de l’autre, la distance d’une maman, « animal à sang froid », qui ne voulut pas voir que son époux essayait de faire de Niki, sa propre fille, « sa maîtresse ». Deux tragédies, donc, qui engagèrent deux trajectoires, deux voies parallèles dont les lignes ne devaient jamais se rencontrer. Elles auraient pu pourtant : en 1938, lorsque Frida Kahlo, 31 ans, vient à New York pour son exposition personnelle à la Galerie Julien Levy, Niki vit non loin de là, sur la 88e Avenue, mais cette dernière n’a que huit ans et l’art ne fait pas partie de sa vie. Pas encore. Il faut en effet attendre 1953 et son internement dans un hôpital de Nice pour que Niki réalise ses premiers collages – « la thérapie par la peinture », écrit Francblin –, quelques mois avant la disparition de Frida Kahlo.
La liste des concordances est longue entre les deux femmes : si Frida vient à la peinture à la suite d’un grave accident de bus, Niki, atteinte de maladie auto-immune, devient artiste après avoir approché la folie. La première pense à Botticelli ? La seconde songe à Uccello. L’une épouse Diego Rivera ? L’autre tombe amoureuse de Jean Tinguely le jour où celui-ci écrase son mégot dans du beurre – « Ça m’a vraiment épatée », écrira-t-elle. À « l’éléphant et la colombe », l’histoire fait donc place aux « Bonnie and Clyde de l’art ». Quant à Diego et Jean, les deux amants colériques, ils ne partagent pas seulement une place au sommet de l’art du XXe siècle, mais aussi un même faible pour le sexe féminin… Sans que ni la tendresse ni le respect que les êtres se vouaient ne fussent jamais remis en cause. Au contraire, si Diego sut rendre la vie plus belle à Frida Kahlo, Jean, avec ses machines ingénieuses, sut la rendre plus facile à Niki de Saint Phalle lorsque le souffle vint à lui manquer. Sans doute les deux hommes savaient-ils que Frida et Niki ne lâcheraient rien de leur indépendance artistique. Et qu’elles rentreraient un jour dans la légende.
Hayden Herrera, Frida Kahlo, une biographie, Flammarion - 601 p., 26 €.
Catherine Francblin, Niki de Saint Phalle, la révolte à l’œuvre - Hazan, 448 p., 29 €.
Catherine Francblin, Niki de Saint Phalle, la révolte à l’œuvre, Hazan, 448 p., 29 €.
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Frida et Niki, trajectoires parallèles
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Frida et Niki, trajectoires parallèles