GABÈS / TUNISIE
Créé juste avant la pandémie, le festival qui mêle cinéma et art vidéo s’est tenu du 6 au 12 mai dans le sud-est de la Tunisie. Avec ses projections de films, de vidéos proches de l’art contemporain et ses débats, il pourrait bien devenir une référence en la matière.
Alors que les rejets, dans l’air et dans la mer, de son usine de traitement de phosphate causent des dommages irréparables à la nature, Gabès vibre le temps d’un festival consacré au cinéma et à l’art vidéo. « Cette usine, c’est un mal et une manne », résume Fatma Kilani, cofondatrice et mécène de la manifestation créée en 2019. Gabès paye en effet l’essor, dans les années 1970, de l’industrie pétrochimique tunisienne. La pollution engendrée par la transformation du phosphate, vraisemblablement à l’origine d’une explosion des cas de cancers dans la région, a mis un terme au développement touristique de la petite ville côtière, l’enclavant à l’écart du pays. Quand la plupart des Tunisiens parlent deux, voire, trois langues (l’arabe, le français et l’anglais), la population gabésienne est devenue majoritairement arabophone, faute d’ouverture. Les cinémas ont fermé. Jusqu’à ce que naisse en 2019 le festival Gabès Cinéma Fen, une oasis dans le désert. Pendant une semaine, converge ici un public de cinéphiles et d’amateurs d’art contemporain venus découvrir la sélection et affirmer par leur présence que la culture est vitale.
Avec un accent mis sur la production du Maghreb, ce petit festival consacré à l’image en mouvement veut tout autant abolir les frontières entre les disciplines que lutter contre les clichés associés à la représentation du monde arabe. C’est à l’artiste et dramaturge Rabih Mroué qu’a été confiée, pour cette quatrième édition, la sélection d’art vidéo intitulée El Kazma. Au carrefour du théâtre et des arts visuels, de l’intime et du politique, le travail de cet artiste né au Liban explore la construction et l’instrumentalisation des images. Sa sélection est fidèle à cette approche critique. À l’Agora, le lieu central du festival, des séances sont réservées à un choix de films assez longs, notamment Ici & Ailleurs de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (1974), mise en scène des trucages de l’information et des mensonges du septième art. Dans November, une œuvre clé d’Hito Steyerl (2004), où la référence aux arts martiaux se mêle à la cruauté de la lutte armée, la voix de la cinéaste allemande glisse en commentaire : « Aucun de nous n’a trouvé une issue pour sortir du labyrinthe des images qui voyagent (travelling images). » Plus loin, sur la corniche de Gabès, neuf vidéos sont diffusées dans des conteneurs aménagés. Dans I am Milica Tomic (1999, voir ill.), le buste de la réalisatrice serbe Milica Tomic, comme statufié, tourne sur lui-même, sa voix déclinant son identité dans différentes langues, tandis que les stigmates de la violence apparaissent peu à peu sur sa peau à la façon de plaies ensanglantées. La métaphore est aussi limpide que visuellement insoutenable.
Certaines vidéos sont cependant d’une tonalité moins sombre, voire plus cocasse : Dans [Sic] (2009, voir ill.), où l’employée d’une librairie japonaise s’applique à gratter à la lame pour les « corriger » les images des beaux livres qu’elle classe ensuite dans les rayonnages (des photos de bondage de Nobuyoshi Araki aux « Dates paintings » d’On Kawara), Éric Baudelaire offre une extrapolation absurde de la notion d’autocensure et d’obscénité. À la limite du canular – mais il faut, ici, le deviner –, la vidéo Les Bandes de Bachar de Wali Raad (2000) montre les archives imaginaires d’un soi-disant otage au Liban dont le témoignage est filmé en gros plan : vingt ans d’avance sur le phénomène des fake news. On pourra regretter que les conteneurs aient été peints en noir, chacune de ces boîtes en tôle emmagasinant au long de la journée la chaleur déjà intense en cette mi-mai. On peut aussi se demander si le contexte de cette promenade familiale en bord de mer n’aurait pas justifié une programmation plus accessible. Mais c’est ainsi aux curieux qui s’aventurent devant ces écrans de faire l’effort de comprendre ce qui s’y joue.
Est-ce dans cette exigence que se situe la lisière invisible entre les films destinés à être vus en salles et les œuvres d’art vidéo projetées dans les musées ou les galeries ? Cette question au cœur de la spécificité du festival, qui a choisi de ne pas faire de différence entre les deux, était à l’ordre du jour d’un débat organisé en matinée avec le réalisateur Ghassan Salhab, auquel était consacrée une rétrospective, et Rabih Mroué. L’occasion pour chacun des deux intervenants de rappeler quelques principes essentiels à la création : son indépendance vis-à-vis des attentes supposées du public et son refus de se ranger du côté du pouvoir, qu’il soit politique, médiatique ou économique. « À l’origine du festival, il y a l’envie de créer un espace de réflexion, loin des clichés du cinéma arabe et des logiques de marché », rappelle Fatma Cherif, sa directrice. Le budget de la manifestation (environ 500 000 euros) est financé pour près de la moitié par les subventions des ministères du Tourisme et de la Culture, auxquelles s’ajoute l’argent apporté par différents mécènes. En regard de la sélection El Kazma, la section K Off, censée mettre en lumière les artistes émergents tunisiens, décevait par son manque de consistance. Mais l’art vidéo est encore jeune en Tunisie et il faut sans doute l’encourager. Pour preuve : la première édition, cette année, de la K Résidence présentait le travail très abouti de Ghassen Chraifa, un artiste qui figurait justement en 2021 dans la section K Off. Son installation vidéo, centrée sur la toxicité de l’usine de phosphate locale et la fossilisation du vivant alentour, témoignait du fait que grâce à cet accompagnement, ce talent en herbe avait trouvé non seulement un sujet, mais aussi une esthétique et une méthodologie. Côté cinéma, les films ne sont pas forcément des exclusivités. On retrouvait ainsi hors compétition Annette, de Leos Carax, et Feathers, d’Omar Al Zohairy qui ont fait sensation l’an dernier au Festival de Cannes. Mais la sélection a aussi ses pépites. Comme The Stranger, premier film très dur et très beau d’Ameer Fakher Eldin, ou Insurrection, de Jilani Saadi, lauréat de cette édition dans la catégorie long métrage « pour son anarchisme joyeux, sa radicalité et son indépendance d’esprit », a précisé le jury. À l’instar d’un festival auquel on souhaite longue vie.
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Festival Gabès Cinéma Fen : une oasis dans le désert
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°590 du 27 mai 2022, avec le titre suivant : Festival Gabès Cinéma Fen : une oasis dans le désert