Un ouvrage retrace l’histoire de la transformation de la vision et de la perception comme de l’ordonnancement de l’espace dans la création par l’avion et l’image aérienne.
Le regard a beau appartenir à notre ordinaire perceptif, il est aussi un fait d’histoire : l’art et l’histoire de l’art le rappellent continûment, exemplairement avec l’« invention » de la perspective et le rôle de la camera obscura, de la photographie. Mais la production d’instruments de la vision dans des domaines les plus variés, physique, optique, géométrie, et ses usages, militaires par exemple, n’ont pas manqué de nourrir l’imaginaire de nos expériences ordinaires comme celles des artistes. C’est bien cette liberté de circulation entre les réalités de la science, de l’ingénierie, mais aussi de l’architecture, de l’urbanisme, des arts visuels et de la littérature qui rend la lecture du livre de Christoph Asendorf passionnante.
Universitaire en histoire de l’art à Francfort-sur-le-Main, l’auteur appartient à une tradition dont la préfacière du volume, Angela Lampe, souligne qu’elle est allemande, situant les faits de la culture dans le champ étendu des cultures, invoquant Jacob Burckhardt, Siegfried Giedion ou encore Aby Warburg. Mais que l’on ne s’y trompe pas : cette généalogie n’enferme pas le travail dans une vision ou une écriture académique. Au contraire, elle déploie références et réflexions selon des perspectives changeantes et toujours proches de l’expérience partagée. À preuve le titre du volume, emprunté à l’aéronautique commerciale : le Super Constellation est par excellence l’appareil qui a ouvert le ciel des années 1950, avec ses quatre hélices et ses trois dérives pour des traversées de l’Atlantique emblématiques de la modernité pour tous (ou presque).
Car l’avion, et plus généralement l’expérience aéronautique sous toutes ses formes, en particulier pionnières, a rajouté une dimension à l’idée même de l’image et aux ambitions de la vision. Plusieurs expositions récentes l’ont rappelé : à Toulouse en 2005, à Saint-Étienne en 2009, et, en 2013, au Centre Pompidou-Metz avec « Vues d’en haut », dont Angela Lampe était le commissaire.
L’expérience du vol
Si l’histoire de l’image aérienne s’ouvre dans les années 1860 avec Nadar et J. W. Black, Asendorf engage son impressionnant parcours autour de 1909 avec les premiers vols des frères Wright, le manifeste futuriste et les premières réactions du côté de l’architecture, quand le toit devient un accès impensé à la construction. De la visite du Salon de l’aéronautique de 1912 par Léger, Duchamp et un Brancusi que l’hélice fascine à l’analogie de l’architecture d’un Le Corbusier – avec les voilures biplans – et aux rêveries aéronautiques du Malevitch suprématiste, l’histoire paraît connue. L’auteur lui donne pourtant une épaisseur et des connexions techniques comme sensorielles avec le vertige comme figure, alors que la ville est devenue maquette et que la représentation cartographique a recouvert le monde. Il tente d’en préciser la façon dont se joue formellement cette bascule de la perception, ce nouvel ordonnancement de l’espace, dans l’architecture en particulier : « l’expérience du vol conditionne la prédilection du Mouvement moderne pour les formes orthogonales élémentaires » (p. 104). Mais, fort des croisements entre documentation factuelle, technique, physiologique, souvent littéraire et toujours esthétique, Asendorf emmène son lecteur dans la transformation de l’expérience aéronautique : celle-ci n’a pas seulement produit une révolution cognitive, elle n’a eu de cesse d’entraîner une infinité de transformations au fil du progrès technologique, jusqu’à sa banalisation.
La sensation de vol
Aux différentes étapes de l’histoire technique et commerciale de l’aviation, s’ajoutent ainsi des réflexions sur la transformation de nos schémas corporels : car c’est la perception ordinaire aussi que l’aéronautique a transformée. La « sensation de vol », qui « repose à la fois sur un ensemble de fonctions kinesthésiques et sur des facteurs émotionnels » (p. 261) est d’abord celle, héroïque, des pilotes, mais la cabine pressurisée, cette atmosphère portative, n’a-t-elle pas transformé notre marche ?
Le changement de paradigme de la relation à l’espace est développé ensuite dans la relation entre les stratégies allemandes et celles des Alliés lors de la guerre aérienne. Y sont à la fois réfléchies l’efficacité des appareils et la manière d’en déjouer la puissance de destruction en dispersant la ville, en créant des leurres. Mais l’évolution technologique va vite et, au sortir de la guerre, missiles et fusées, comme engins de l’aviation civile, vont continuer à redéfinir l’espace et la vision, à partir des États-Unis – qui ont récupéré à la fois les artistes, architectes et ingénieurs –, vers la conception d’un monde unique, dynamique, sans centre. Le all-over pictural et l’expansion du tableau en sont une expression, tandis que l’avion jouera un rôle, pour les artistes de l’Earth art ou pour un James Turrell : un rêve d’avant-garde des années 1920 et 1930 que la conquête spatiale ne fera que confirmer, avec les premières images, encore partielle, de la Terre vue de l’espace en 1946.
À l’heure du GPS et du drone (cet « œil devenu arme » dit Grégoire Chamayou dans son essai Théorie du drone), de la « liquid spatiality », l’espace « échappe entièrement au monde ordinaire, il est littéralement extraterritorial » (p. 500). Asendorf, au terme de ses 500 pages foisonnantes, laisse aux artistes le soin de continuer l’histoire.
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De son influence sur l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Traduit de l’allemand par Didier Renault et Augustine Terence, 2014, éditions Macula, Paris, 528 p., 35 €.
À lire aussi : Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, 2013, éditions La Fabrique, 368 p., 14 €
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°407 du 14 février 2014, avec le titre suivant : De son influence sur l’art