Art moderne

Annie Cohen-Solal, Leo Castelli et les siens

Par Jean-Christophe Castelain · L'ŒIL

Le 19 novembre 2009 - 904 mots

En 1989, conseiller culturel à l’ambassade de France à New York, Annie Cohen-Solal rencontre Leo Castelli avec qui elle lie amitié pendant près de dix ans. Elle sort la biographie du galeriste chez Gallimard.

L’œil : Vous étiez une amie de Castelli, par ailleurs grand séducteur. Comment peut-on alors rédiger une biographie, Leo Castelli et les siens, impartiale ?
Annie Cohen-Solal : Je l’ai souvent côtoyé, sans être une intime, et j’étais un peu agacée par son discours soigneusement fabriqué et sans cesse raconté. J’ai voulu distinguer le mythe qu’il s’est forgé, de la réalité. J’ai horreur de la construction des mythes. C’est aussi pourquoi j’ai voulu publier de nombreuses citations des gens de son entourage que j’ai rencontrés pour ce travail d’historien.

L’œil : C’est pour cela que vous avez longuement enquêté sur ses origines familiales ?
A. C.-S. : Tout à fait. À écouter Leo Castelli, il ne s’est rien passé avant son arrivée aux États-Unis en 1941. Or, il s’appelle Leo Krausz. Son père est un banquier juif hongrois, sa mère (Castelli) est issue d’une famille juive de Toscane. Leo est né en 1907 à Trieste, une ville aux multiples identités, et y a vécu jusqu’à son transfert à Vienne pendant la Première Guerre mondiale, puis son départ pour Bucarest en 1932 avant son installation à Paris en 1935. Il a mis un voile sur sa judaïté, c’est l’une des différences entre le mythe et la réalité. Comme son père, il a voulu s’assimiler pour réussir.

L’œil : C’était quelqu’un de très ambivalent ?
A. C.-S. : D’un côté, Castelli est un mondain, attaché aux choses superficielles, comme la Légion d’honneur que j’ai aidé à lui faire obtenir, souvent dans l’anecdote, fanfaron et disant toujours « je ». Il n’a été ni bon père, ni bon mari. Mais de l’autre, c’était quelqu’un de généreux, il était adoré de ses employés. Plus encore, c’est un génial marchand qui a perpétué à Soho la longue tradition familiale qui consistait à dynamiser une ville sur le plan économique (Monte San Savino, Trieste, New York). Il a tout compris sur les réseaux à mettre en place pour promouvoir un artiste.

L’œil : Quels étaient ses rapports avec les artistes ?
A. C.-S. : Il avait une admiration pour les créateurs. À l’époque, les artistes étaient méprisés par la société américaine. Leo les a reconnus et légitimés. Il les aidait en leur versant un salaire régulier. Selon Rosenquist, Leo a fait comprendre aux Américains que les artistes n’étaient pas des bons à rien. Le mégacollectionneur Eli Broad m’a dit un jour que Castelli l’avait éduqué. Il a transformé la société américaine. Clinton a assisté aux obsèques de Rauschenberg.

L’œil : Avait-il vraiment un œil ?
A. C.-S. : Certainement pour les expressionnistes abstraits et les artistes du Pop Art, un peu moins pour les générations suivantes. À partir de 1972, c’est Ileana, sa première femme, qui est plus la tête chercheuse.

L’œil : Et pourtant il ne semble pas avoir fait fortune ?
A. C.-S. : Sa situation financière a toujours été sur le fil. Son comptable s’arrachait les cheveux. Il réinvestissait tout pour les nouveaux artistes qui ne se vendaient pas, comme Judd ou Dan Flavin. Il vivait grand train en société, le Concorde, le Ritz, mais modestement dans sa maison qu’il n’a jamais changée. Un côté très Mitteleuropa. Ce n’était pas un grand collectionneur et il ne cherchait pas à s’enrichir. C’est Toiny, sa deuxième femme, qui insistait pour acheter une œuvre pour leur fils Jean-Christophe dans chaque exposition de la galerie.

L’œil : Vous rappelez que Castelli a travaillé pour la CIA pendant la guerre. A-t-il continué après ?
A. C.-S. : Non, je ne le crois pas du tout. Castelli n’avait rien d’un cachottier. On a parfois évoqué le rôle de la CIA dans l’attribution du prix à Rauschenberg, l’un de ses artistes, à la Biennale de Venise de 1964, mais cela me paraît peu probable.

L’œil : N’y a-t-il pas un autre héros dans cette biographie ? Sa première femme Ileana devenue Sonnabend…
A. C.-S. : Ileana était une femme extraordinaire, drôle, anticonformiste, anarchiste. Issue d’une riche famille roumaine, elle s’est mariée avec Leo en 1933. Mais dès 1935, c’est un « faux couple », ils cohabitent, chacun, surtout Leo, avec leurs aventures. Ils divorcent en 1959 et elle se remarie avec Michael Sonnabend, avec qui elle ouvre une galerie à Paris puis à New York. Mais ils sont restés très proches, très adolescents, célébrant chaque année leur anniversaire de mariage. Ils me rappellent Sartre et Simone de Beauvoir.

L’œil : Que devient la galerie Castelli aujourd’hui ?
A. C.-S. : Même si elle en porte le nom, ce n’est plus la galerie Castelli. Leo n’a jamais mis les pieds dans ce minuscule espace ouvert après la fermeture de celui de Soho. Les parts de ses deux enfants ont été revendues à sa dernière femme, Barbara Bertuzzi, épousée trois ans avant sa mort.

Annie Cohen-Solal, Leo Castelli et les siens, Gallimard, collection « Témoins de l’art », 550 pages, 33 €. C’est la première biographie de référence du galeriste new-yorkais, et elle tient toutes ses promesses. L’enquête sur les origines familiales de Castelli est tout aussi passionnante que l’histoire de la galerie. La description des relations entre Castelli, ses artistes et leurs collectionneurs est un formidable miroir des pratiques d’aujourd’hui sur le marché. Un regret : la fin est trop rapide.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°619 du 1 décembre 2009, avec le titre suivant : Annie Cohen-Solal, <em>Leo Castelli et les siens</em>

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