Gabriële Buffet fut mariée à Francis Picabia. Leurs arrière-petites-filles racontent les douze années de vie commune du couple et révèlent l’influence considérable que cette intellectuelle avant-gardiste eut sur le peintre.
Anne Berest (38 ans) a été pendant cinq ans rédactrice en chef de la revue des Carnets du Rond-Point, éditée par le théâtre éponyme, avant de publier plusieurs romans dont La Fille de son père (Éditions du Seuil), sélectionné pour le Goncourt du premier roman en 2010, et Sagan 1954 (éd. Stock, 2014). Sa sœur Claire (35 ans) publie son premier roman Mikado ( Léo Scheer) en 2011 suivi notamment d’Enfants perdus (Pocket) en 2015 et Bellevue (Stock) en 2016.
Quel est votre lien avec Gabriële Buffet (1881-1985) ?
Claire Berest (C. B). C’est notre arrière-grand-mère, Francis Picabia étant notre arrière-grand-père. Mais de fait, nous n’avions aucune relation avec elle ; non seulement nous ne l’avons jamais vue, bien qu’elle ait vécu jusqu’en 1985, mais en plus nous avons grandi dans un mystère épais entretenu autour de cette branche familiale, à ceci près que nous connaissions leurs noms. Notre mère s’appelle Picabia et était toujours gênée quand on lui demandait si elle avait un lien avec le peintre. Son père, le quatrième et dernier enfant de la fratrie Buffet-Picabia, s’est suicidé à l’âge de 27 ans.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre à deux mains ?
Anne Berest (A. B.). Le déclencheur a été la biographie de Marcel Duchamp par Bernard Marcadé [Grasset, 2007] que j’ai lue par hasard et où j’y rencontre la figure de Gabriële ; je me rends compte qu’elle a été sans doute, non seulement sa maîtresse mais aussi une figure importante dans l’influence sur sa pensée. Nous avons alors épluché toute la bibliographie, rencontré de nombreux historiens de l’art et consulté une multitude d’archives publiques : la correspondance d’Apollinaire, les coupures de journaux de l’époque… Et puis nous avions nos propres archives familiales. Nous avons retrouvé des lettres d’amour, des photographies et surtout des manuscrits inédits de Gabriële sur son intimité.
Le livre raconte les douze années de la vie commune de Picabia et Gabriële. Pourquoi ne pas avoir rédigé une biographie complète de Gabriële ?
C. B. Au départ, nous voulions raconter les cent quatre années de sa vie. Mais si on voulait bien raconter les choses, le livre aurait fait 1 500 pages ! Une suite n’est pas exclue car il y a de la matière : ses actes de Résistance pendant la guerre, ses relations avec [Marcel] Duchamp…
C’est une personnalité vraiment étonnante, elle quitte sa famille à l’âge de 18 ans pour aller vivre en Allemagne. C’était courageux déjà pour l’époque [les années 1900]…
A. B. Oui, il faut se mettre dans le contexte d’une époque où les femmes n’ont pas le droit de porter des pantalons si elles n’ont pas un cheval ou une bicyclette à la main. Entrer comme elle le fait dans un conservatoire de musique, c’est déjà presque une folie, mais en plus en tant que compositeur, c’est impensable. Cette femme dit très tôt : « Je n’aurai pas de mari et pas d’enfants, ça ne m’intéresse pas… » En outre, partir seule dans un pays étranger quand on n’est pas mariée, quand on n’est pas accompagnée, pour l’époque c’est l’équivalent d’être une femme de mauvaise vie.
C. B. Gabriële Buffet n’est pas en train d’aller brûler son soutien-gorge dans la rue, elle le fait pour elle, sans revendication. Elle mène en Allemagne « une vie de garçon », comme elle dit. Mais en même temps c’est une femme qui ne court pas du tout les hommes, avant Picabia, ça ne l’intéresse pas. Elle est purement dans la jouissance intellectuelle de sa création musicale.
Et pourtant cette femme libre va se mettre tout entière à la disposition de Picabia ?
C. B. Il y a plusieurs interprétations possibles. La première, c’est de dire : tenir dix ans ce combat, c’est trop difficile, et à un moment donné elle y renonce, peut-être épuisée par le fait de devoir sans cesse combattre la société ; se marier avec un homme qui a l’air assez marrant et fantasque, c’était une solution moindre. La deuxième interprétation : est-ce un renoncement ? C’est quelqu’un qui pendant dix ans a vécu pour l’art, uniquement pour l’art. Elle sait qu’elle va devenir une bonne compositrice mais qu’elle n’est pas un génie. Et elle a la conscience, en rencontrant Picabia, qu’avec lui elle va participer à une œuvre révolutionnaire. La troisième interprétation, qui serait une interprétation romantique, c’est de dire : ça s’appelle l’amour fou. Et qui peut résister à ça ?
A. B. Un terme qui définit bien Gabriële vis-à-vis de Picabia, c’est celui de matrice, dans tous les sens du mot. L’alma mater, la « mère nourricière », c’est-à-dire celle qui s’occupe de la maintenance : il faut manger, il faut se déplacer, il faut aller chercher la couleur, les pinceaux. Mais c’est elle aussi qui à la fois apaise et attise Picabia, qui devait avoir un trouble de du type bipolaire. Picabia lui montre tout. Il lui dit tout, tout passe par elle. Elle est metteur en scène, maître à penser, maître à corriger, maître à aller plus loin.
Vous affirmez que c’est elle qui l’a incité à quitter le néo-impressionnisme…
C. B. Nous avons étudié de très près la chronologie des événements. Au moment de leur rencontre, Picabia fait du néo-impressionnisme et vend ses toiles comme des petits pains. Gabriële arrive et lui dit : « Ce que vous faites n’a aucun intérêt. » Du jour au lendemain, Picabia arrête de peindre ce qu’il peint depuis des années, quitte son galeriste et peint différemment. Dans ses écrits, Gabriële le dit à demi-mot, car elle n’aime pas se mettre en avant. Elle vient d’un milieu où la musique a trente ans d’avance, donc elle applique à la peinture sa méthode de pensée. C’est-à-dire : on casse tout et on recommence. Picabia sait aussi qu’à ce moment-là d’autres personnes se posent des questions en peinture, notamment Picasso qu’il jalouse, Les deux s’associent, Picabia met sur la toile le cerveau de Gabriële.
Les douze années de vie commune sont une succession de fêtes, de voyages et de rencontres. Et parmi ces rencontres il y a Duchamp…
A. B. Duchamp est quelqu’un d’extrêmement important dans la vie et de Picabia, et de Gabriële. Tout comme eux deux sont importants dans sa vie. Il y a le triangle qu’ils forment, une sorte d’amour collectif de trois esprits, trois corps. Et puis ce sont trois jeunes gens qui s’amusent ensemble, qui font des « conneries », qui tentent des expériences. Mais il y a aussi Picabia qui influence Duchamp et Duchamp qui influence Picabia. Ils se permettent l’un l’autre de se dépasser, de se lancer des défis quand ils peignent, et Gabriële est au milieu et elle est l’arbitre qui lance les balles. Il y a à la fois la dimension de recherche artistique et la dimension de l’amour fou entre tous les trois.
C. B. En plus il y a un lien spécifique entre Gabriële et Duchamp qui rencontre Gabriële avant de rencontrer Picabia. C’est elle qui les présente. Il rencontre cette femme, plus âgée que lui, mariée, mais qui vit l’amour, le couple de manière complètement atypique ; qui intellectuellement l’impressionne, le dépasse, qui est hors norme, une sorte de déesse totale et physique, et probablement aussi matricielle, comme pour Picabia. Il en fait une figure qui va l’inspirer pour ses tableaux, une figure telle qu’un totem intouchable, parce que probablement leur relation est d’abord platonique. Il devient quelqu’un de très important dans la vie de Gabriële aussi. Il se trouve qu’après, dans les années 1920, ils vont avoir une vraie relation exclusive.
On aurait pu imaginer que, compte tenu de votre lien avec Gabriële, vous soyez très louangeuse. Ce n’est pas le cas, pourquoi ?
A. B. En fait, on a fait un chemin inverse : nous avons commencé par beaucoup d’a priori négatifs sur elle. Petit à petit nous avons appris à l’aimer. Je crois que nous avons vraiment réussi à comprendre ses immenses qualités, son don, son talent, mais il n’était pas question de faire son éloge, ni d’être un peu naïves sur un personnage, certes important.
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Anne et Claire Berest, écrivaines : « Gabriële Buffet était l’alma mater de Picabia »
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Anne et Claire Berest, écrivaines : « Gabriële Buffet était l’<em>alma mater</em> de Picabia »