Depuis l’attentat raté du Petit-Clamart (1962), l’assassinat politique semblait devoir disparaître de notre horizon.
Les morts tragiques d’Indira Gandhi (1984), Yitzhak Rabin (1995), Ahmad Shah Massoud (2001), Anna Politkovskaïa (2006) ou Jo Cox (2016) ont prouvé qu’il n’en était rien. Les extrémistes islamistes en sont adeptes comme le prouve l’attentat contre Charlie Hebdo. Or, l’arme est à double tranchant et la triste histoire de Charlotte Corday montre qu’il peut aboutir au contraire de l’effet escompté.
Le 13 juillet 1793, Charlotte Corday, une jeune républicaine tendance Girondins, assassine Jean-Paul Marat, un député de la Montagne. Après l’exécution du roi en janvier, le parti girondin au pouvoir a vu s’affirmer sur sa gauche un groupe d’extrémistes formés au club des Cordeliers, les Montagnards. Leur vision du monde et de la démocratie était si différente qu’elle persiste encore : le philosophe Michel Onfray se réclame aujourd’hui des Girondins quand l’homme politique Jean-Luc Mélenchon met le Montagnard Robespierre en tête de son panthéon.
Marie Anne Charlotte de Corday d’Armont a beau être issue d’une lignée déjà citée en 1077, elle ne possède rien. Son père est un cadet de famille et sa mère lui a donné naissance, le 27 juillet 1768, dans une pauvre ferme. Mais elle a un atout : elle est la descendante directe de Pierre Corneille, ce qui donne à réfléchir et crée des devoirs. Élevée au couvent de la Sainte-Trinité de Caen, elle lit beaucoup. La Révolution éclate et la jeune femme se tourne vers les Girondins : dans presque toute la France, les Montagnards sont regardés comme de dangereux agités qui, alliés à la Commune insurrectionnelle de Paris, réclament de plus en plus de têtes. Le 5 avril 1793 est exécuté à Caen le prêtre qui avait assisté la mère de Charlotte dans ses derniers moments. Toute la ville est pétrifiée, y compris les gardes et le clergé jureur. Jeanne Grall, dans son livre Girondins et Montagnards, les dessous d’une insurrection (1989, éd. Ouest-France) souligne que Charlotte va chercher quelques jours plus tard le passeport qui lui servira pour se rendre à Paris. Lorsque, début juin, les députés girondins doivent fuir, l’Insurrection fédéraliste organise une marche sur Paris. Mais, à Caen, dix-sept hommes seulement s’engagent. Charlotte jette au révolutionnaire et ancien maire de Paris Pétion, qui vient de lui faire une remarque graveleuse : « Un jour vous saurez qui je suis. » Elle vient de décider qu’une femme de la race de Corneille allait arranger tout ça.
À cinquante ans, Marat est usé par une vie d’errance, la pauvreté et un eczéma généralisé. Chaque jour, il rédige le Journal de la République française où il se montre agressif, essentiellement contre les Girondins. Figure du club des Cordeliers et député, il est adoré du peuple dont il utilise et canalise alternativement le désarroi et la violence. Il compte sur les dénonciations et la guillotine pour purger la France de ses éléments contre-révolutionnaires. Extrêmement présent sur la scène publique en raison de la notoriété de son journal, il devient l’homme à abattre pour les Girondins comme pour les royalistes. Charlotte Corday décide de le frapper : « Celui-ci mort, les autres auront peur, peut-être », déclarera-t-elle à son procès.
Récupération et manipulation
Lorsque tombe Marat, ses amis et ses ennemis, pour survivre, doivent amener l’opinion publique à les soutenir. Dans son livre La Mort de Marat (1989, éd. Complexe), Jacques Guilhaumou raconte presque heure par heure la manière dont les Montagnards et les Cordeliers en ont fait une entreprise de propagande digne de nos spin doctors (conseillers en communication et marketing politique) les plus chevronnés. En font partie le tableau de David, La Mort de Marat, ses obsèques précédées d’une ostension cauchemardesque (il se décompose à vue d’œil), son tombeau dans le jardin des Cordeliers et les divers cortèges et assemblées à sa mémoire de saint révolutionnaire. L’aboutissement de cette opération de communication fut d’amener le peuple de Paris à réclamer la Terreur.
D’un autre côté, Charlotte Corday devenait aussi une quasi-sainte. Figure de la fiancée idéale pour quelques Girondins qui l’avaient connue, elle avait frappé les journalistes et le peuple par sa décontraction devant la guillotine. Les royalistes l’adoptèrent comme une alliée inespérée. Elle se comparait à Brutus et Judith, on en fit une Jeanne d’Arc, les Anglais surtout qui connaissaient bien le poids symbolique du personnage. On multiplia ses portraits. Récemment, l’exposition du Musée Lambinet de Versailles, Amazones de la Révolution, en a montré un certain nombre, ainsi que des représentations du crime dues à des artistes du XVIIIe et du XIXe siècle.
Lequel des deux protagonistes s’en tire le mieux ? C’est Louis Blanc qui, dans son Histoire de la Révolution française (écrite entre 1847 et 1862), termine la fable : « D’abord, en ce qui touche Marat, de tribun qu’il était, il devint martyr. » Corday, qui a ouvert la voie à la Terreur, a tué et est morte pour rien. Mais, reprend Louis Blanc, « Marat fut remplacé par une tourbe de vils plagiaires qui, sans avoir ni sa droiture ni sa vigilance patriotique [...] exagérèrent ses exagérations. » Moralité, conclut-il, « l’assassinat est une faute aussi bien qu’un crime. »
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1793, Charlotte Corday tue Marat
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°474 du 3 mars 2017, avec le titre suivant : 1793, Charlotte Corday tue Marat