PARIS
Parce qu’ils savent reconstituer le passé à partir d’indices, les archéologues se révèlent des enquêteurs hors pair : dans les enquêtes judiciaires, ils sont de plus en plus souvent appelés sur les scènes de crime pour épauler les gendarmes.
Peut-être certains s’imaginent-ils que les archéologues s’endorment le vague à l’âme en lisant Alfred de Musset, reprenant à leur compte son « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux. » Qu’ils se détrompent ! Car, à coup sûr, un certain nombre d’entre eux préfèrent polars et enquêtes policières. Ce n’est sans doute pas un hasard si Agatha Christie épousa un archéologue, Max Mallowan. Avec lui, la reine du roman policier se prit de passion pour l’archéologie, jusqu’à accompagner son mari dans ses campagnes de fouilles au Moyen-Orient et y participer. L’auteure de Meurtre en Mésopotamie n’aurait sans doute pas boudé son plaisir, si elle était encore de ce monde, en participant au colloque « Archéologie et enquêtes judiciaires » organisé par l’Institut national des recherches archéologiques préventives (Inrap) les 22 et 23 novembre 2019 à Paris autour de la collaboration des archéologues avec la justice pour élucider les crimes.
Qui, en effet, sait mieux observer un terrain, scruter et interpréter ses anomalies et prélever des indices qu’un archéologue ? En France, depuis une dizaine d’années, se développe peu à peu ce qu’on appelle l’archéologie « forensique », c’est-à-dire liée aux affaires judiciaires. Cet adjectif, dérivé de l’anglais forensic, qui provient lui-même du latin forum, place publique ou lieu du jugement chez les anciens, a tout juste été enregistré par le Petit Robert, en 2017, même s’il n’est pas encore dans le dictionnaire de l’Académie française.
Sans doute est-ce Henri Duday qui, dans les années 1990, ouvrit la voie à cette discipline : cet archéologue, qui fit également des études de médecine pour mieux comprendre et interpréter les squelettes qu’il exhumait, est le pape de l’archéo-anthropologie funéraire, à laquelle il a donné le nom d’« archéo-thanatologie ». Ce terme désigne l’étude des mouvements du cadavre une fois qu’il a été enfoui dans le sol, ainsi que la notation, au moment de la fouille archéologique des phases d’apparition des ossements ou encore des petites altérations à la surface des os qui permettent de reconstituer l’histoire biologique qui s’est déroulée entre la mort et l’arrivée des archéologues. En 1992, Henri Duday fouille une sépulture collective sur un champ de bataille de la guerre 1914-1918, dans laquelle il identifie le corps d’Alain Fournier, auteur du Grand Meaulnes. Il apparaît que l’écrivain n’a pas été fusillé par les Allemands comme le laissait entendre la lecture des documents historiques, mais serait mort d’une blessure au ventre. Il n’est plus ici question d’un squelette anonyme exhumé dans un site funéraire, mais d’un corps identifié : on passe de l’anonymat à la biographie.
Mais si l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) possède un département anthropologie hématomorphologie (ANH), qui utilise et développe des méthodes archéologiques fondées notamment sur l’expérience anglo-saxonne pour étudier les scènes de crime, l’archéologie « forensique » ne s’est formalisée que récemment. « Il y a une quinzaine d’années, on était souvent surpris de voir sur des images de recherches de corps la gendarmerie utiliser une grosse pelle mécanique de façon inappropriée, loin des standards qu’on requiert en archéologie préventive », explique Patrice Georges, archéologue de l’Inrap spécialisé sur les contextes funéraires et expert judiciaire. C’est lui qui, au cours des années 2010, après avoir obtenu un diplôme universitaire de criminalistique, a formalisé peu à peu la collaboration des archéologues de l’Inrap avec la gendarmerie nationale.
Le contexte est alors favorable. L’archéologie, après s’être intéressée aux vestiges de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale, a désormais élargi son champ d’études à l’époque contemporaine. La gendarmerie opère elle aussi une révolution en s’inspirant de l’archéologie. « Dans ma conception, l’archéologie avait pour but de faire revivre l’« ancien », alors que, pour la justice, l’ancien évoque le droit à l’oubli et la prescription. Ce n’est qu’en voyant travailler un archéologue avec les gendarmes que j’ai pris conscience de l’acuité de son œil pour repérer les plus infimes vestiges, même altérés par le temps, et de sa connaissance de la terre », a expliqué Sabine Kheris, doyen des juges d’instruction du Tribunal de Paris, à l’occasion du colloque de l’Inrap.
Aujourd’hui, une petite dizaine d’archéo-anthropologues interviennent en France dans certaines affaires dirigées par le procureur de la République ou le juge d’instruction, pour épauler les gendarmes dans la recherche de corps enfouis et d’indices ou pour collaborer avec les médecins légistes pour les analyser à l’Institut médico-légal. Pour étudier une scène de crime, les gendarmes disposent de géoradars pour détecter les anomalies de terrain qui indiquent l’enfouissement d’un corps, et de chiens dressés pour identifier les odeurs de cadavres. « Mais le géoradar se révèle inefficace dans certains contextes sédimentaires et les chiens échouent à repérer les corps dont la décomposition est trop avancée », explique Patrice Georges. Seuls les archéologues sont capables de percevoir toutes les anomalies de terrain, après un décapage de la couche supérieure au moyen d’une pelle mécanique.
« Savoir observer si la terre a bougé fait partie du métier d’archéologue. Ainsi, quand on annonce la découverte d’une maison gauloise, ce n’est pas un bâtiment en dur qu’on a retrouvé, mais l’empreinte de ses poutres dans le sol, dont la forme et la disposition nous permettent de comprendre qu’il s’agissait d’une maison… Si un archéologue peut voir des traces de creusement remontant à plusieurs milliers d’années, il lui est encore plus facile d’identifier des perturbations de terrain sur une scène de crime remontant à cinq ou dix ans ! », explique Patrice Georges. Il sait aussi repérer et collecter les informations qui permettent de reconstituer la scène de crime comme s’il s’agissait d’un site archéologique : observer comment le corps a été déposé, établir quels gestes ont été effectués – par exemple s’il a été enterré sur les lieux de l’assassinat ou s’il s’agit d’une sépulture secondaire –, mais aussi examiner les parois de la fosse pour en déduire les outils qui ont servi à la creuser ou relever des traces de peinture provenant de ces outils, afin de faire avancer l’enquête.
Cette dernière se poursuit généralement avec l’analyse des ossements ou du corps à l’Institut médico-légal, où l’archéo-anthropologue travaille en binôme avec le médecin légiste. « Quand des ossements sont retrouvés, je collabore avec le médecin légiste pour identifier les os, et déterminer s’ils sont anciens ou récents, en observant leur teinte ou la présence éventuelle de graisse. Si l’os est récent, l’enquête se poursuit », explique Arnaud Lefebvre, archéo-anthropologue de l’Inrap. « En servant la justice, je sens mon utilité et ma place dans la cité », témoigne-t-il.
Ces archéologues « forensiques », c’est-à-dire « du forum », renouent aussi avec l’étymologie même du mot « histoire », qui vient du grec historia, c’est-à-dire « enquête ». « Pour moi, ce sont les œuvres ou les vestiges archéologiques qui sont une scène du crime », confie même l’archéologue et médecin légiste Philippe Charlier, aujourd’hui directeur du département de l’enseignement et de la recherche au Musée du quai Branly. Ainsi, les feuillets du journal L’Ami du peuple, sur lequel travaillait Jean-Paul Marat dans sa baignoire, au moment où le couteau de Charlotte Corday l’a frappé le 13 juillet 1793, ont attiré son attention. Le chercheur a prélevé des échantillons de cet exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale, prétendument taché du sang du révolutionnaire. « On a identifié un ADN ancien, appartenant à une personne de sexe masculin, d’origine à la fois française et italienne, ce qui correspond au pedigree généalogique de Marat. Par ailleurs, on a pu identifier trois agents infectieux associés au sang qui ont probablement été la cause des plaques cutanées prurigineuses ayant obligé Marat à prendre des bains prolongés pour soulager sa souffrance. On a ainsi pu confirmer l’authenticité de l’histoire, mais aussi approcher au plus près les causes de l’infection dermatologique de Marat ! », explique le chercheur.
Certaines des recherches de celui qu’on surnomme l’« Indiana Jones des cimetières » servent désormais les enquêteurs pour élucider des crimes. Ainsi, il a mis au point une méthode de dosage du mercure dans les cheveux pour déterminer les causes de la mort prématurée et mystérieuse d’Agnès Sorel, favorite de Charles VII : « Cette méthode est désormais utilisée en médecine légale pour établir un éventuel empoisonnement », se réjouit-il. Il n’est donc guère étonnant que la romancière Fred Vargas, qui fut par ailleurs archéologue, ait créé un personnage d’archéologue spécialiste de la préhistoire, Mathias Delamarre, pour élucider les crimes de ses romans policiers.
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Des archéologues au service de la justice
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : Des archéologues au service de la justice