Roland Lienhardt est un avocat tenace ; au ministère de la Culture qu’il épingle régulièrement dans La Lettre de Nodula, on le juge même teigneux. On peut aussi le voir comme un Don Quichotte de la culture.
Une chose est cependant sûre : il connaît très bien le droit de la culture, notamment celui des artistes et du spectacle vivant.
Lorsqu’un juriste tenace ren-contre une artiste têtue, cela donne des péripéties judiciaires qui vont bien au-delà d’un cas, pour poser plus généralement le problème des relations entre les artistes et les organisateurs de spectacle, avec toute la complexité des situations contractuelles qui s’établissent.
Étant donné que l’art contemporain s’installe de plus en plus dans l’industrie du spectacle, il n’est pas sans intérêt de relater l’affaire. Parce que, si l’avocat et sa cliente sont obstinés, les tribunaux le sont aussi et le litige, initialement circonscrit à un illusionniste et la danseuse qui l’assistait dans ses numéros, est devenu une affaire entre la chambre sociale de la Cour de cassation et la cour d’appel de Paris.
Pour résumer : un accident est survenu en 2003 lors d’une représentation ; la danseuse enfermée dans une boîte truquée qui a pris feu a subi un stress extrême qui fut suivi d’une dépression. Après quelques mois d’arrêt, elle a voulu reprendre ses activités avec l’illusionniste. Se heurtant à une fin de non-recevoir, elle a donc assigné ce dernier aux prud’hommes pour rupture de contrat de travail. Les prud’hommes l’ont déboutée en octobre 2004 en considérant qu’il n’y avait pas de preuve du contrat de travail.
Mais la cour d’appel de Paris a accueilli sa demande en janvier 2006 et a appliqué une disposition du code du travail (art. L. 762-1 devenu L. 7121-3) établissant une présomption de contrat de travail en ces termes : « Tout contrat par lequel une personne s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production, est présumé être un contrat de travail dès lors que cet artiste n’exerce pas l’activité qui fait l’objet de ce contrat dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce (1). »
La cour d’appel était allée assez loin, puisque, en conséquence de la requalification en contrat de travail, elle avait condamné l’illusionniste, outre au paiement d’indemnités liées à la rupture, à celui d’indemnités pour manquements aux obligations de sécurité, ainsi que travail dissimulé lors de certaines représentations, notamment à l’étranger.
La chambre sociale de la Cour de cassation a annulé l’arrêt d’appel le 3 octobre 2007 en relevant que « la présomption de contrat de travail édictée par l’article L. 762-1 du code du travail ne vaut qu’entre les organisateurs de spectacles et les artistes y participant, alors que la cour d’appel avait constaté elle-même que [l’illusionniste] n’était pas l’organisateur des spectacles… ».
Cependant, la Cour de cassation laissait la porte entrouverte en précisant « qu’il appartenait […] à la Cour de rechercher si [l’artiste] travaillait sous l’autorité et suivant les directives de [l’illusionniste] dans les conditions caractérisant un lien de subordination ».
Un CDI à temps partiel
Sur renvoi, la cour de Paris a tranché le 17 septembre 2009 en faveur de la danseuse, en écartant notamment l’argument de l’illusionniste selon lequel il n’avait été que mandataire de la plaignante auprès des sociétés organisatrices de spectacle. Les juges ont tout d’abord rappelé les conditions de forme édictées par le code du travail lorsqu’il y a intervention d’un mandataire : « le contrat de travail qui doit être individuel peut être commun à plusieurs artistes lorsqu’il concerne des artistes se produisant dans un même numéro, [mais] dans ce cas le contrat doit faire mention nominale de tous les artistes engagés et comporter le montant du salaire attribué à chacun » ; « ce contrat de travail peut n’être revêtu que de la signature d’un seul artiste [en l’espèce l’illusionniste], à condition que le signataire ait reçu mandat écrit de chacun des artistes figurant au contrat » (al. 3 à 8 de l’art. L. 7121-3).
En absence de ce mandat et des circonstances de fait, la cour estimait que si l’illusionniste « n’avait pas la qualité d’organisateur […], ce rôle étant celui des sociétés organisatrices avec lesquelles il passait contrat, il produisait en revanche des spectacles en exécution de ces contrats, en s’assurant le concours de [la danseuse] en tant qu’artiste participant personnellement à son numéro en vue de la production de celui-ci dans des conditions n’impliquant pas son inscription au registre du commerce… ». L’arrêt en déduisait donc que les conditions de la présomption de salariat étaient réunies […] « quels que soient le mode et le montant de la rémunération », et en dépit du fait qu’une partie de ces rémunérations ait été versée à la danseuse par des sociétés organisatrices.
La cour concluait que le jugement des prud’hommes devait être infirmé. Pour renforcer sa décision, elle s’attachait ensuite aux éléments établissant l’existence d’un contrat de travail. Prenant en compte différents documents échangés entre l’illusionniste et la danseuse qui précisaient des dates de spectacles et les conditions de rémunération et d’hébergement, la Cour estimait que la danseuse « relevait de l’autorité de [l’illusionniste] qui choisissait seul le contenu des numéros de magie, les dates, les interprètes, les costumes, ainsi que les conditions de rémunération et d’hébergement ». En conséquence, elle considérait que la relation s’inscrivait bien dans le cadre du lien de subordination, lequel, de jurisprudence constante, caractérise le contrat de travail. Elle requalifiait cette relation en contrat de travail à temps partiel à durée indéterminée.
Les performances et le droit
Pour arbitrer les différentes demandes de la danseuse, la cour se livrait à une reconstitution minutieuse des périodes travaillées, pour en déduire les sommes dues, auxquelles s’ajoutaient le préavis et l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ainsi que les documents d’usage – fiches de paye, certificat de travail et attestation Assedic. En revanche, la cour rejetait l’indemnité pour travail dissimulé, se fondant sur « les relations de travail équivoques » dans la mesure où des bulletins de salaire avaient été délivrés à la danseuse par les diverses sociétés organisatrices pour lesquelles travaillait l’illusionniste.
Relativement à la faute de l’employeur pour s’être abstenu de déclarer l’accident du travail, la cour allouait une somme modeste (1 000 euros) et écartait la demande visant le non-respect de l’obligation de sécurité et la mise en danger de la vie d’autrui, aucun comportement fautif n’étant établi avec certitude.
Cette longue affaire n’est pas un cas isolé. Car les juges du fond (siégeant dans les cours d’appel) n’entendent pas se voir privés de leur libre appréciation. Celle-ci, en droit du travail, peut passer par des considérations de forme (la présomption de salariat que la Cour de cassation cantonnait strictement par son arrêt) ou de fond (la relation de subordination, qui relève de la « souveraine appréciation » des juges du fond).
On peut imaginer l’équivalent dans certaines formes d’expressions plastiques actuelles. Gare aux performances ou actions faisant intervenir d’autres personnes que l’artiste…
CA Paris, P.6-Ch. 8, 17 sept. 2009, no S 07/07067-II ; Cass. Soc., 3 oct. 2007, pourvoi no 06-40449.
(1) Code du travail – 7e partie – Dispositions particulières à certaines professions et activités – Professions du spectacle de la publicité et de la mode.
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Vers une présomption de contrat de travail pour les participants à des performances d’artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°318 du 5 février 2010, avec le titre suivant : Vers une présomption de contrat de travail pour les participants à des performances d’artistes