Abou Dhabi - A Bâle, à Frieze, à la Fiac, dans toutes les grandes foires, les collectionneurs se précipitent dès l’ouverture dans les stands, en quête des meilleures pièces.
À Abou Dhabi Art c’est l’inverse, la plupart des ventes se font à la fermeture. Car dans cette ville-champignon, où les tours ne cessent de pousser dans le désert face à la mer, les acheteurs sont surtout des membres de la famille royale enrichie par les hydrocarbures. Plus précisément ce sont les Cheikha (prononcer « CheRRa » pour montrer sa familiarité avec les lieux), les femmes de cette parentèle qui sont à la manœuvre dans leurs amples abayas noires dissimulant bijoux et tenues hors de prix. Elles viennent et reviennent pendant le salon repérer les œuvres, puis envoient leur acheteur, un homme, négocier les prix au moment du remballage. « La situation évolue incroyablement vite », relève la galeriste Nathalie Vallois qui participe à la foire depuis 2009, « les femmes sont de plus en plus décontractées, elles posent des questions ». La stricte séparation entre hommes et femmes commence aussi à prendre des libertés, maintenant le dîner de gala est mixte alors qu’auparavant il y en avait un pour les hommes et un pour les femmes.
À cette catégorie étroite d’acheteuses, s’ajoute celle des dirigeants (souvent les époux des premières) de l’agence gouvernementale en charge du développement du complexe touristico-culturel de l’île de Saadiyat et par ailleurs propriétaire de la foire. Car l’émirat d’Abou Dhabi, le plus riche et le plus étendu des sept émirats qui constituent la fédération des Émirats arabes unis (EAU), mise sur le tourisme pour remplacer ses recettes tirées du gaz et du pétrole qui vont bien finir un jour par se tarir. Mais la crise financière est passée par là, et cette immensité rocailleuse accueille pour l’instant seulement trois palaces, quelques dizaines de luxueuses villas, et deux bâtiments culturels dans lesquels se déploie la foire : le Manarat al Saadiyat et l’ancien pavillon des EAU pour l’exposition universelle de Shanghai en 2010, dessiné par Norman Foster. Le premier des cinq musées, le Louvre Abou Dhabi ne sortira de terre qu’en 2015. D’ici là ce n’est pas encore la grande foule et le public du salon est surtout constitué d’Émiratis (les nationaux très minoritaires dans leur pays), d’expatriés occidentaux, d’une poignée de collectionneurs privés de la région et de représentants des futurs musées.
Nombreuses galeries internationales
Autant dire que l’on se promène tranquillement parmi la quarantaine d’exposants, en général de bon niveau et qui n’ont pas hésité à venir avec des valeurs sûres. Gagosian exposait notamment une immense fleur (Primal Swish) de Jeff Koons, Hauser & Wirth une sculpture de Subodh Gupta (vendue) et un grand panneau de Bharti Kher produit pour la foire – qui a retenu l’attention du Musée Guggenheim –, Kurge Gallery un grand Basquiat et une abstraction de Gerhard Richter.
Tandis que Lisson Gallery était l’un des rares exposants à présenter de la vidéo, en l’occurrence Rest Energy de Marina Abramovic qu’il a d’ailleurs vendue en récompense de la venue de l’artiste pendant la foire. Les Français étaient relativement nombreux, se sentant des affinités avec un pays qui accueille une antenne de la Sorbonne, une base militaire française et bientôt le Louvre. Outre la galerie GP&N Vallois satisfaite d’avoir cédé (aux environs de 140 000 euros) un grand tableau coloré de Keith Tyson, mais un peu déçue de repartir avec son triptyque d’Alain Bublex, il y avait là Jérôme de Noirmont, lui aussi désappointé de remporter son édition d’une table de Keith Haring – les cheiks lui ayant préféré une œuvre sur papier à la galerie Navarra –, mais qui a pu cependant vendre un grand Nuancier vert de Fabrice Hyber qui avait fait le déplacement, ou encore le Franco-Autrichien Thaddaeus Ropac qui s’est défait de deux tableaux réalisés en perles de l’Iranien Farhad Moshiri, dont l’esthétique très féminine ne pouvait que plaire à une Cheikha. La palme de l’engagement revient cependant à Kamel Mennour qui n’a pas hésité à produire une immense installation faite de chaises de Tadashi Kawamata, qui trônait dans un des halls. « Il faut mouiller la chemise, montrer aux Émiratis qu’on s’investit », affirme le galeriste qui est à peu près assuré de vendre cette installation en plus d’un tableau très minimaliste de Lee Ufan.
Rares collectionneurs privés
Toutes les transactions ne se font cependant pas qu’avec la famille dirigeante, il y a quelques bonnes surprises comme ce panneau dessiné de l’Italien Serse qui a séduit un grand architecte occidental ou encore les nombreuses ventes dès le premier jour à des collectionneurs privés régionaux de la galerie libano-allemande Sfeir-Semler, dont une carte géographique en relief de la Ligue arabe de Marwan Rechmaoui, déjà présentée en 2008 à Art Dubaï, la grande concurrente d’Abou Dhabi Art Fair.
En définitive, les organisateurs se sont assurés, pour les inciter à revenir, que chaque galerie a vendu au moins une pièce. Est-ce suffisant ? Pas sûr. Exposer à la foire coûte entre 50 000 et 150 000 euros, selon la surface et le nombre de collaborateurs présents, et vu le prix moyen des œuvres cédées, l’opération est à peine rentable. Un signe qui ne trompe pas : Pace Wildenstein, White Cube et Tony Shafrazi ne sont pas revenus cette année. Jérôme de Noirmont n’a pas encore décidé ce qu’il allait faire pour 2013.
Pourtant, avec son programme de conférences, son journal quotidien, son bar VIP, son bijoutier mécène, son exposition non commerciale, cette foire à tout d’une grande et son standing progresse d’année en année. Il ne lui manque que des acheteurs privés. La seule chose qui ne s’achète pas.
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Une foire artificielle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°380 du 30 novembre 2012, avec le titre suivant : Une foire artificielle