Humant à la fois le vent et l’argent, les marchands d’art ancien se frottent de plus en plus à l’art du XXe siècle. Une tentation qu’expliquent la raréfaction des chefs-d’œuvre et l’évolution des goûts. Sur les deux cents plus gros collectionneurs recensés par le magazine américain Artnews dans son numéro d’été, cent quarante achètent principalement ou occasionnellement de l’art contemporain. Du coup, au moment de la foire Frieze à Londres l’an dernier, la vénérable maison Colnaghi avait fait dialoguer Julian Schnabel, Eve Sussman et Tim Barney avec des portraits italiens du XVIe siècle. Le propriétaire de la galerie, Konrad O. Bernheimer (lire p. 62), entend bien transformer cet essai en ouvrant un département contemporain dirigé par la galerie suisse Hauser & Wirth. De son côté, Robert Noortman (Maastricht) compte développer l’an prochain une section similaire, laquelle serait confiée à son fils. Le spécialiste des primitifs italiens, Fabrizio Moretti, et le vétéran tout-terrain Richard Feigen préparent quant à eux une exposition à New York autour du spirituel. Les fonds d’or y donneront le change à des tableaux d’Agnes Martin et de Mark Rothko.
«Cross-over » en art
Les cross-over [croisements] sur lesquels misent les antiquaires se dessinent timidement depuis quelques années. Pour l’historien de l’art Fabrice Faré, la nature morte du XVIIe siècle est l’un des rares domaines aptes à capter les amateurs d’art conceptuel. En décembre 2004 chez Christie’s, une nature morte de Juan de Sánchez-Cotán s’est vendue à plus de 4 millions de livres sterling (5,6 millions d’euros) à un collectionneur jusqu’alors exclusivement actif en art contemporain. En avril dernier, une Vue de Venise par William Turner a été adjugée 34 millions de dollars (26,9 millions d’euros) à un amateur d’impressionnisme. Celui-ci l’avait remarquée dans une sélection de tableaux anciens présentée par l’auctioneer au sein d’une exposition d’art impressionniste. En février, sur la foire Palm Beach !, Bernheimer a cédé une huile sur cuivre de Theobald Michau, peintre flamand du XVIIe siècle, à un collectionneur d’art moderne intrigué par les différences de prix abyssales entre l’art ancien et moderne. Les catalogues de ventes cherchent par ailleurs souvent à asseoir la légitimité des œuvres actuelles et de leurs prix en les ancrant dans une filiation, parfois spécieuse, aux maîtres anciens.
Bien que susceptibles de se développer, les passerelles demeurent pour le moment ponctuelles. Alors que les adeptes de l’art du XXe siècle lorgnent parfois dans le rétroviseur, ceux de l’art ancien ne se propulsent pas encore en avant. À la Biennale des antiquaires, certains marchands résistent à une scénographie trop audacieuse par crainte de s’aliéner une clientèle classique, encore majoritaire dans leurs chiffres d’affaires. Les artifices de décontextualisation, destinés à séduire les regards actuels, n’entament ainsi pas la charge historique des œuvres ni leur complexité. « Un crucifix roman n’est pas le frère d’un crucifix peint aujourd’hui par un athée de talent – qui n’exprimerait que son talent, rappellait André Malraux en 1947 dans le Musée Imaginaire. Nous savons mal de quoi vient l’aura qui émane d’une statue sumérienne, mais nous savons bien qu’elle n’émane jamais d’une sculpture moderne. » Difficile de savoir si les adeptes des cross-over sont aussi sensibles à l’essence des œuvres qu’à leur forme.
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Une évolution des goûts
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°242 du 8 septembre 2006, avec le titre suivant : Une évolution des goûts