Parallèlement aux expositions organisées cet été à la Maison rouge à Paris, puis cet automne à la Collection de l’Art brut à Lausanne, la galerie Chave montre, à Vence, une centaine de pièces d’Eugène Gabritschevsky.
VENCE - « Toute ma vie était devant moi comme une large rue illuminée de soleil ; je voyais si clairement vers où je devais me tourner et maintenant tout a sombré dans l’ombre », confia Eugène Gabritschevsky à son frère Georges au début des années 1960. Issu d’une grande famille d’intellectuels russes (son père était un bactériologiste célèbre), passionné d’entomologie, Eugène Gabritschevsky (1893-1979) s’orienta très tôt vers la génétique. Il effectua une brève carrière scientifique en Russie, aux États-Unis puis en France avant d’être interné en hôpital psychiatrique à partir de 1929. « Eugène Gabritschevsky n’est pas un peintre de l’art brut tel que Dubuffet l’a défini et reconnu. C’était un homme instruit, éminemment cultivé, imprégné plus que tout autre de la culture intellectuelle russe du début du siècle », expliquent Pierre et Florence Chave qui lui consacrent une exposition dans leur galerie de Vence (Alpes-Maritimes). Ils ont réuni, sur deux étages, une centaine de pièces issues de leur importante collection.
C’est Jean Dubuffet qui fut l’un des premiers à s’intéresser à l’œuvre de Gabritschevsky, qui conseilla en 1960 à Alphonse Chave, marchand de tableaux à Vence, d’acquérir toute son œuvre. Ce dernier l’exposa en 1961, la même année que Daniel Cordier auquel il revendit la moitié de cet ensemble que l’ancien secrétaire de Jean Moulin montra dans sa galerie de la rue de Miromesnil. « Malgré ma passion pour cette œuvre mystérieuse, ce ne fut pas un succès, même de curiosité : je ne vendis rien », se souvient aujourd’hui Daniel Cordier. Placé sous les feux de la rampe en 1987 à la Collection de l’Art brut de Lausanne, en 1989 au Centre Pompidou – à la suite de la donation de Daniel Cordier –, puis à nouveau, en 1998, à la Galerie Chave, l’œuvre mystérieuse et fascinante de Gabritschevsky est pourtant demeurée dans l’ombre.
Coupé du monde et replié sur lui-même, hanté par des visions délirantes, Gabritschevsky a livré une œuvre abondante (4 000 gouaches et de nombreux dessins) et étonnamment diversifiée. Un œuvre hanté par l’image de la femme, figurée nue ou habillée d’une longue robe d’apparat, et par des foules composées d’une multitude de petits lutins asexués, « de cortèges d’ectoplasmes […] de processions de petits êtres mal conformés se rendant dans de vastes monuments étranges pour des offices indéfinis ou tenant réunion en des lieux inhabités », écrivait Georges Limbour dans un catalogue d’exposition (galerie Chave, 1998).
La faune et la flore luxuriante et les paysages « romantiques et tourbillonnaires » sont eux aussi très présents dans ces gouaches illuminées de soleils blancs et d’astres bleus ou dorés. « La diversité des sujets ne le dispute qu’à la diversité de la facture, allant de l’indétermination initiale de la tache à la plus grande précision de représentations animales ou humaines, en passant par le maniérisme des plus folles constructions baroques ou l’expressionnisme de cités entières émergeant de masses d’ombre et de lumière », écrivait Annie Le Brun, auteure d’une passionnante étude (E. Gabritschevsky, 1998, galerie Chave).
Des « formes de vie inédites »
Ses œuvres, souvent de petit format (21 x 29 cm, parfois 43 cm x 60 cm), ont été exécutées sur des supports de qualité inégale : albums de publicité, papiers radio, agendas publicitaires, formulaires administratifs, cartons et autres feuilles détachées de classeurs. Les petits dessins, de 10 à 15 cm, exposés sont proposés à partir de 600 euros. Les gouaches se négocient, elles, entre 1 000 et 6 000 euros en fonction de l’intérêt et de la beauté des sujets ainsi que de l’état de conservation des œuvres. Les plus intéressantes sont celles des années 1924 à 1950. Au début des années 1960, l’administration de nouveaux médicaments calma les angoisses de l’artiste… tout en diminuant sa créativité.
Écartelé entre ses recherches scientifiques et sa passion pour la peinture, Gabritschevsky se plaignit, dans les années 1920, d’éprouver un « malaise angoissant » lié à son impossibilité d’opérer un choix. Il finira, analyse Annie Le Brun, par « abandonner toute démarche scientifique pour emprunter une voie qui rejoint celle des grands visionnaires », laissant ainsi « apparaître ce qu’il rencontre dans la nuit où il s’enfonce » : des « formes de vie inédites ».
Nombre d’œuvres : une centaine de gouaches et dessins
Prix : de 600 à 6 000 €
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Un visionnaire dans la nuit
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’à la fin décembre, Galerie Chave, 13, rue Isnard, 06140 Vence, tél. 04 93 58 03 45, www.galeriechave.com, tlj sauf dimanche 10h-12h30, 15h-19h30. Catalogue, 168 p, 40 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°462 du 2 septembre 2016, avec le titre suivant : Un visionnaire dans la nuit