Les peintres surréalistes, ou classés comme tels, résistent bien à la crise qui n’en finit pas d’affecter le marché des œuvres d’art moderne. Ce courant reste cependant marginal et repose sur un flot qui, pour être continu, n’en demeure pas moins ténu.
En se plaçant d’un point de vue philosophique, André Breton explique que le Surréalisme repose "sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée". Les surréalistes ambitionnent de transformer l’existence humaine afin que les victimes de la réalité ne cherchent plus à la fuir, mais tendent au contraire à influer sur elle pour la rendre conforme à leurs aspirations.
S’agissant de peinture, si quelques artistes – on pense ici à Bosch ou Arcimboldo – peuvent à certains égards en apparaître comme les précurseurs, le mouvement surréaliste prend toute son ampleur à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il naît du Dadaïsme, cet aboutissement de l’état d’esprit d’êtres désespérés par la destruction des hommes et du monde, et "qui ne croient plus à rien de stable ni de permanent" (Yvonne Duplessis).
Dès 1912, Marcel Duchamp avait exposé à New York les fameux "ready made", et quatre ans plus tard à Zurich, Tristan Tzara inventa le mot Dada qui enthousiasma son entourage par l’insignifiance de sa sonorité. Vite rejoint par Picabia, Tzara arrive à Paris en 1919 et se rallie à tous ceux qui cherchaient à briser la routine : Ph. Soupault, P. Reverdy, Jean Cocteau... Par son nihilisme, Dada ne pouvait que se détruire lui-même ; ce sera chose faite en 1921, mais il n’en est pas moins le préliminaire d’un mouvement positif : le Surréalisme.
De l’anticonformisme au conformisme
Il avait appartenu à Dada de détruire la notion traditionnelle de l’homme classique. Il appartenait désormais aux surréalistes d’en créer une nouvelle. André Breton devait être le chef de ce mouvement, qui débuta par l’exploration de l’inconscient. Louis Aragon, Paul Éluard, Jacques Baron, et des peintres tels que Max Ernst ou André Masson se regroupèrent autour de Breton. Le mouvement se divisera bientôt, son chef en excluant tel ou tel membre à cause de ses opinions ou de ses succès. Entrent dans ce cas : Giorgio De Chirico, Salvador Dali ou Max Ernst.
Dali en fera à nouveau partie, comme Yves Tanguy. Financée par Edward James, la revue Minotaure popularise à partir de 1935 les œuvres des artistes liés au Surréalisme en les reproduisant. Grâce à elle, on connaît mieux Dali, Ernst ou Tanguy, mais aussi Jean (Hans) Arp, Alberto Giacometti, René Magritte, Man Ray ou Joan Miró. Puis vint la rupture de la Deuxième Guerre mondiale, à l’issue de laquelle s’établit un conformisme surréaliste que Breton dénoncera : "trop de tableaux...se parent aujourd’hui dans le monde de ce qui n’a rien coûté aux innombrables suiveurs..." Entre temps, les surréalistes ont acquis droit de cité. Elle est loin l’époque où Christian Dior (qui tâta du négoce de tableaux avant de devenir le couturier que l’on sait) parlait des "expositions surréalistes ou abstraites qui font fuir les derniers clients"1. L’Europe ne se remettait pas encore de la crise qui avait frappé les États-Unis dès 1929.
Les ventes publiques : littérature et photo
En ventes publiques, on observe, au cours des dix dernières années, que le Surréalisme représente un marché relativement faible en volume, mais important par l’intérêt qu’il soulève.
Les vacations directement liées à ce courant de pensée sont assez peu fréquentes et se rattachent à trois spécialités distinctes : la littérature, la photographie et la peinture. Dans le domaine de la bibliophilie surréaliste, les Français jouissent d’un quasi monopole. Citons seulement une vente intitulée "René Char", en juin 1990, (Groupe Arcole) et, l’année suivante, une vacation centrée autour de Prévert et Queneau par Me Loudmer qui, en décembre 1993 et avril 1994, remporta un triomphe avec la remarquable bibliothèque réunie par Jacques Matarasso. S’agissant de photographie (voir JdA n° 8, novembre 1994), le Surréalisme constitue une valeur d’autant plus "sûre" qu’elle apparaît véritablement internationale. Ainsi les épreuves de Man Ray attirent un public très large, réparti des deux côtés de l’Atlantique, et ses tirages originaux battent régulièrement des records.
La peinture en ventes publiques
En matière de peinture, au cours des dix dernières années, seules trois ventes importantes se placent directement sous le signe du Surréalisme. À tout seigneur tout honneur, citons en premier lieu la dispersion de l’atelier de René Magritte chez Sotheby’s, à Londres, le 2 juillet 1987. L’ensemble offert était composé de lots d’intérêt très inégal. Les deux enchères les plus élevées – 297 000 et 110 000 livres – couronnèrent deux toiles représentant des images célèbres de l’artiste, respectivement Le prêtre marié, de 1950 (38 x 46,5 cm), et Sans titre (La femme du soldat), vers 1941-1942 (70,5 x 50 cm), la première doublant largement son estimation initiale. Mais, pour quelques centaines de livres à peine, on pouvait obtenir un souvenir du peintre. Cependant, le célèbre chapeau melon, dûment chiffré "R.M." sur sa doublure intérieure, qui apparaît dès 1926 et revient comme un leitmotiv à partir de 1950, ne se laissa pas coiffer à moins de 16 500 livres.
Trois ans auparavant, les 27 et 28 mars 1984, Sotheby’s avait recueilli plus de 50 millions de francs avec la collection d’Hélène Anavi, mise en vente au profit de la recherche médicale française. Six tableaux de Balthus représentèrent à eux seuls près de la moitié du produit global de cette vacation, très riche en œuvres surréalistes. Celles-ci se négocièrent à partir de 4 500 livres et jusqu’à 250 000 livres pour La religieuse portugaise, un Max Ernst de 1950 (116 x 89 cm). Un dessin de Victor Brauner, Projet pour Anagogie, 1953, dédicacé "à Hélène et Claude Hersent" (H. Anavi avait été l’épouse du banquier Claude Hersent) atteignit alors 29 000 livres ; présenté à nouveau en juin dernier par Mes Ader et Tajan à Paris, il se vendit alors 400 000 francs, alors qu’on en attendait avec optimisme de 500 000 à 600 000 francs.
Confiée à Christie’s en octobre 1988, la troisième collection surréaliste passée en vente publique au cours de ces dernières années était celle d’Edward James. Colossalement riche grâce au charbon et aux bois merrains, ce dernier se passionna pour le Surréalisme au point de financer la revue Minotaure et d’acheter certaines années l’intégralité de la production de Dali. Le célèbre Téléphone homard de celui-ci quadrupla son estimation en se vendant 110 000 dollars2, tandis que des Personnages sur une terrasse, un Léonor Fini de 1938, adjugé 154 000 dollars, doublait la sienne. La "palme" revint pourtant à Delvaux avec 640 000 dollars pour La comédie du soir, un tableau de 1946 (100 x 100 cm), connu aussi sous le nom de Les belles de nuit.
Depuis, les œuvres surréalistes apparaissent de façon irrégulière en vente, regroupées avec les tableaux impressionnistes et modernes. Leur marché résiste assez bien au marasme qui frappe ce secteur depuis 1990, et bien des vacations récentes leur doivent d’avoir échappé à un complet fiasco. Emprunté à Prévert, le titre de cet article mettait en exergue le côté ludique du Surréalisme à ses débuts. Devenu depuis un "respectable classique", il devrait encore avoir de beaux jours devant lui sous le marteau des commissaires-priseurs et autres "auctioneers"...
1. Cité par Marie-France Pochna in Christian Dior, Ed. Flammarion, Paris, 1994.
2. L’objet était daté "vers 1936" par Christie’s. Si cette date est bien la bonne, il est amusant de relever que, l’année suivante, Elsa Schiaparelli créa pour la duchesse de Windsor une robe, imprimée d’une langouste, qui fit sensation ; preuve que le mouvement surréaliste eut des échos jusque dans la haute couture...
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"Un évêque bâté et un âne mitré, le Surréalisme"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°10 du 1 janvier 1995, avec le titre suivant : "Un évêque bâté et un âne mitré, le Surréalisme"