Même si les avis des spécialistes d’art espagnol semblent partagés, le doute, pour Sotheby’s, n’est pas permis. La maison de ventes aux enchères britannique est formelle : L’Immaculée Conception, qu’elle mettra aux enchères le 6 juillet à Londres, avec une estimation de six à huit millions de livres (cinquante à soixante-huit millions de francs) est bel et bien un chef-d’œuvre de Diego Velázquez, peint vers 1618, pendant la période sévillane de l’artiste, âgé alors de 19 ans, et récemment découvert en France. Le vendeur de la toile, Charles Bailly, galeriste du quai Voltaire à Paris, l’avait acquise pour 18 millions de francs dans une vente de l’étude Ader-Picard-Tajan à Paris le 22 juin 1990, où elle était estimée à seulement 300 000 - 400 000 francs, et attribuée par l’expert Éric Turquin à l’entourage de Velázquez.
PARIS - "Dès le début, j’en étais sûr. Le tableau est époustouflant de qualité. Il présente les mêmes coloris, la même facture, le même empâtement, la même toile, que L’Immaculée Conception de Velázquez conservée à la National Gallery de Londres. Il y a les mêmes repentirs, les mêmes pigments, les mêmes coups de pinceau. Le temple, les vêtements, la lune sont les mêmes – tout est comparable. C’est le premier Velázquez à être découvert depuis cinquante ans. C’est une découverte qui repose d’abord sur l’œil, ensuite sur des analyses scientifiques. C’est une découverte pure", nous a confié M. Bailly. Malgré la force de son intime conviction (qui lui fait oublier d’autres découvertes de tableaux de Velázquez, parmi lesquels Don Pedro de Barberana, publié en 1972, acquis par le Kimbell Art Museum en 1981, et la Tentation de saint Thomas d’Aquin d’Orihuela, attribué en 1990), le marchand parisien avoue n’avoir été "complètement rassuré" qu’après avoir vu des radiographies de L’Immaculée Conception de la National Gallery de Londres, que le musée londonien lui envoya en décembre 1990. Ces documents, selon M. Bailly, comparés aux radiographies de sa propre œuvre, apporteraient des preuves supplémentaires que son propre tableau serait également de la main du jeune maître sévillan.
Une confrontation à la National Gallery de Londres
Comparaison serait-elle donc raison, l’enthousiasme d’un marchand ayant beaucoup investi dans une acquisition la preuve suffisante de l’authenticité d’une œuvre ? Certaines recherches entreprises par les musées et par Sotheby’s sur L’Immaculée Conception restent aussi mystérieuses que la croyance, prônée par la Réforme catholique et devenue dogme en 1850, qui l’a inspirée. Car, comme l’a appris le Journal des Arts, une confrontation entre les deux toiles, apparemment non concluante, a bien eu lieu à la National Gallery en décembre 1993, en présence de Neil MacGregor, directeur du musée londonien, de Gabriele Finaldi, son conservateur – fraîchement nommé – des peintures espagnoles, d’Enriquetta Harris, l’historienne britannique, ainsi que des représentants de Sotheby’s et de l’expert Bill Jordan, spécialiste de la nature morte espagnole, et ancien sous-directeur du Kimbell Art Museum, au Texas. Mais ni la National Gallery ni Sotheby’s n’ont voulu confirmer officiellement cette confrontation.
Il semble que les musées soient plus que réservés. Selon M. Bailly, le Louvre aurait tenté d’acheter L’Immaculée Conception, ce que dément formellement Pierre Rosenberg, conservateur général du département des peintures. Le Louvre, ne possédant que trois portraits – des répliques données à l’atelier de Velázquez –, manque, certes, d’œuvres du peintre. Mais le Louvre, comme n’importe quel musée, d’ailleurs, pouvait-il prendre le risque de combler ce manque avec une œuvre, certes belle, mais dont l’authenticité n’est pas unanimement reconnue ? Par ailleurs aucun musée américain, et notamment le Getty, n’a voulu l’acheter lors de sa très discrète exposition, organisée par Sotheby’s aux États-Unis l’année dernière.
La discrétion des experts
Quel est donc l’avis des spécialistes ? José Lopez-Rey, auteur d’un catalogue raisonné sur Velázquez, publié chez Wildenstein en 1972, aurait d’abord refusé le tableau avant de pencher, peu avant sa mort, selon son éditeur, pour son authenticité. Éric Turquin, expert de la vente d’Ader-Picard-Tajan, s’étonne de cette volte-face : "Lorsque j’ai consulté Lopez-Rey, il a été plus que formel : selon lui, le tableau ne pouvait absolument pas être de Velázquez. Je continue à penser que L’Immaculée Conception est un tableau de très grande qualité. Mais Velázquez est un très grand nom, et je ne pouvais pas avancer ce nom sans avoir le soutien des spécialistes. J’ai gardé le tableau durant un an avant la vente. Or, je n’ai rencontré personne qui connaisse l’art espagnol et qui le prenne pour une œuvre authentique." nous a-t-il confié.
Tous les historiens de l’art, des deux côtés de la Manche, savent que l’historienne britannique Enriquetta Harris, l’un des plus grands experts de Velázquez au monde, présente lors de la confrontation des deux tableaux à la National Gallery (et qui s’est refusée à répondre à nos questions à ce sujet), ne reconnaît pas dans le tableau de Charles Bailly une authentique œuvre de jeunesse de Velázquez. Alfonso Perez Sanchez, ancien directeur du Prado et organisateur de la grande exposition sur Velázquez qui a eu lieu au musée madrilène en 1990, aurait également refusé de souscrire à la véracité de la "découverte" du marchand parisien, après avoir examiné des photos de l’œuvre. M. Perez Sanchez, selon M. Bailly, a par ailleurs refusé trois invitations à venir examiner le tableau à Paris.
"Perez Sanchez a rejeté le tableau de façon catégorique. Il m’a dit que, non seulement il n’était pas de Velázquez, mais même pas sévillan", se souvient Éric Turquin. Toujours selon M. Bailly, Gabriele Finaldi, conservateur de la peinture espagnole à la National Gallery, en revanche, considère que son tableau est de Velázquez. Or M. Finaldi n’a pas voulu nous confirmer ou démentir cette information – après avoir déclaré le mois dernier à notre confrère Libération qu’il "n’exclut pas du tout qu’il puisse s’agir en effet d’un Velázquez".
Le professeur Jonathan Brown croit à son authenticité
Ce silence chez certains spécialistes serait-il dû à un devoir de réserve (ce qui, par exemple, interdit à Pierre Rosenberg de faire des commentaires publics sur ce tableau), à un manque de confiance ou à une peur du marché ? Quoi qu’il en soit, le professeur Jonathan Brown, de l’université de New York, qui a examiné L’Immaculée Conception à Paris il y a deux ans, avant sa restauration à Londres par Zahira Veliz, est le seul universitaire qui se prononce : "Le tableau est à mon avis une authentique œuvre de jeunesse de Velázquez. Il correspond à ma conception de son travail. J’ai appliqué mes idées de la peinture à l’œuvre et j’ai conclu qu’elle était authentique. Mais je ne veux pas entrer dans une polémique", nous a-t-il confié.
Meilleur connaisseur de l’aspect social de l’œuvre de Velázquez que de son aspect purement esthétique, le professeur américain n’est pas plus infaillible qu’un autre ; dans son livre Velázquez, paru en 1986 à Yale, le professeur Brown attribue à Alonso Cano La Tentation de saint Thomas d’Aquin, réattribué plus récemment à ... Velázquez.
L’Immaculée Conception de Sotheby’s manque non seulement d’indications précises de provenance – nous savons seulement qu’elle aurait appartenu à la même famille française depuis 1870 – mais également de documentation : aucune mention du tableau n’a été trouvée dans des archives espagnoles. Pour M. Bailly, cela n’a guère d’importance, puisque, selon lui, seulement trois Velázquez de la période sévillane (sur une quinzaine de toiles), possèdent un historique.
Les règles iconographiques de Pacheco
La preuve de l’authenticité ne peut donc être que stylistique. Bien des ressemblances entre les deux Immaculée Conception, citées dans le catalogue de Sotheby’s comme autant de preuves que Velázquez les a peintes toutes les deux, pourraient s’appliquer tout aussi facilement à une copie faite par un autre artiste. Les différences, que Sotheby’s tient pour l’évidence d’une rapide évolution de style chez Velázquez, sont tout aussi nettes : la Vierge, dans le tableau de M. Bailly, est plus âgée que la jeune fille qui figure dans le tableau de la National Gallery, probablement peint pour le couvent des Carmes à Séville. Son regard est moins vivant, moins méditatif. L’auteur du tableau de Sotheby’s n’a pas respecté toutes les règles iconographiques établies par le beau-père de Velázquez, l’artiste Francesco Pacheco, et qui sont présentes dans la version de Londres : en particulier, la Vierge devrait être une adolescente de douze à treize ans, avec une abondante chevelure blonde, drapée dans une tunique blanche et un manteau bleu. La tunique rose du tableau de la National Gallery relève d’une tradition sévillane, respectée également par le jeune Zurbarán. Interrogé à ce propos, le professeur Jonathan Brown nous a répondu que Pacheco lui-même passait parfois outre à ses propres règles. La notice, assez emphatique, du catalogue de Sotheby’s, affirme que le tableau est "plus monumental, plus idéalisé, plus assuré et, probablement, une deuxième version, plus réfléchie." de L’Immaculée Conception de la National Gallery. Il n’y a que la foi qui sauve.
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Sotheby’s croit à l’Immaculée Conception
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Sotheby’s croit à l’Immaculée Conception