65 millions de livres sterling, soit 74,2 millions d’euros. Tel est le prix record pour une œuvre d’art en vente publique, décroché le 3 février chez Sotheby’s, à Londres, par L’Homme qui marche I d’Alberto Giacometti (lire p. 25). Si quelqu’un avait prédit un prix aussi faramineux, légèrement au-dessus du précédent record détenu par le Garçon à la pipe de Picasso, on lui aurait ricané au nez.
Car il était impossible d’imaginer que, en pleine crise, une œuvre d’art, aussi importante fut-elle, puisse atteindre de tels sommets. Immédiatement, les observateurs pensent qu’un tel record ne peut émaner des vieilles économies occidentales, empêtrées dans leurs difficultés. Et de guigner vers les terres émergentes, dont certaines affichent une santé insolente, à l’image de la Chine. La Russie est aussi dans la ligne de mire, puisque le milliardaire Roman Abramovitch avait acheté, en 2007 sur Art Basel, une autre sculpture de l’artiste suisse, proposée alors pour 14 millions de dollars (10,4 millions d’euros). Difficile de ne pas penser encore aux musées en construction à Abou Dhabi, qui ont un besoin criant de chefs-d’œuvre.
C’est quand même beaucoup d’argent pour une œuvre qui existe en dix exemplaires, d’autant plus que la provenance n’est pas alléchante, comme l’aurait été le pedigree de feu le collectionneur Ray Nasher. Ironiquement, la sculpture était vendue par la Dresdner Bank, alors qu’originellement elle avait été conçue pour une autre banque, la Chase Manhattan. « Regarderons-nous avec autant de simplicité les deux œuvres que nous avons à Saint Paul [Alpes-Maritimes] ? Deux identiques, un peu mieux car, au lieu d’une patine, elles sont peintes sur le bronze par Alberto Giacometti. Mais oui, le regard est spontané, c’est ça la magie de la Fondation Maeght », s’est empressée d’écrire Yoyo Maeght, administratrice de la fondation éponyme. Il est toutefois probable que le prix fera désormais partie de l’aura de cette sculpture, aussi « spontané » que soit le regard.
Nous sommes en plein capitalisme esthétique. À mille lieues du message existentialiste de cette sculpture. À mille lieues du pessimisme de Giacometti, qui a écrit un jour : « Je ne comprends plus rien à la vie, à la mort, à rien. » De sa tombe, il pourrait ajouter qu’il ne comprend rien à ce prix. « Giacometti adorait qu’on paye cher ses œuvres, même s’il n’en faisait rien, objecte toutefois Véronique Wiesinger, directrice de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, à Paris. Il était toujours insatisfait et avait besoin de se rassurer. Au contraire, il aurait été flatté. Je suis ravie que l’attention soit attirée sur Giacometti, mais c’est tellement hors de proportion par rapport à ses autres prix en ventes publiques. J’ai peur, à l’avenir, que d’autres pièces n’atteignent pas des sommets ; on prétendra alors à la catastrophe. Si, demain, cette œuvre était reproposée sur le marché, je ne suis pas sûre qu’elle referait le même prix. » Il serait intéressant de connaître la somme que pourrait exiger la Fondation Giacometti pour une fonte posthume de l’Homme qui marche I, au cas où une institution souhaiterait posséder l’icône dans ses collections.
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Regard 'spontané'
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°319 du 19 février 2010, avec le titre suivant : Regard 'spontané'