Entre protestations tardives et indignations légitimes, les reliques de l’atelier d’André Breton seront mises en vente en avril prochain. La dispersion de la mémoire collective du surréalisme sera une parenthèse sulfureuse et émouvante dans cette saison d’enchères.
Peu d’événements auront suscité des réactions aussi vives que la dispersion de l’atelier d’André
Breton en avril prochain par la société de vente Calmels-Cohen. Après l’émoi de deux mille intellectuels qui, via un comité de vigilance sur internet, ont clamé « leur profond dégoût » l’éclat juste et vibrant d’Yves Bonnefoy dans Le Monde en février, l’ancien ministre de la Culture Jack Lang y est aussi allé de son couplet éploré, pressant Jean-Jacques Aillagon d’éviter cette dispersion. Ces réactions sont pour le moins tardives lorsqu’on sait que les démarches menées de 1982 à 1993 par l’association Actual pour créer une fondation dédiée au surréalisme se sont confrontées au peu d’allant des pouvoirs publics. Breton ironisait volontiers sur le manque d’anticipation des institutions. Ainsi écrivait-il en 1952 dans un manuscrit qu’on retrouvera dans la vente, Ferments de liberté, 125 œuvres de haut vol au musée d’Art moderne : « on m’assurait il y a quelques jours que l’État s’apprêtait à consacrer un demi-million à l’achat d’un papier collé de Braque. La seule objection qu’on puisse faire est qu’en vente publique, il y a une trentaine d’années, les papiers collés de cet
artiste, entre lesquels on avait tout le choix, se vendaient de cinquante à deux cents francs. »
Pourquoi cette dispersion passe-t-elle pour un sacrilège alors que celles de la collection Tristan Tzara n’avaient généré aucun remous ? La collection de l’écrivain dada n’était pourtant pas anodine. Les trois ventes de tableaux, livres et art africain, orchestrées entre 1988 et 1989 sous la houlette de Guy Loudmer, avaient généré près de 11,5 millions d’euros ! Rappelons qu’une première vente de sa bibliothèque en 1968 chez Kornfeld (Berne) avait enregistré un produit de 461 680 francs suisses. Aucune acrimonie n’avait entaché ces vacations. Aucun regret non plus. Si la pensée est sans amarres, les objets le sont tout autant. Fervent arpenteur de Drouot, Breton ne désavouait pas les ventes publiques. On se rappelle de la vente d’art africain qu’il avait organisée en 1931 avec Paul Eluard. Il avait également préfacé le catalogue de la vente publique de la collection Lise Deharme dans les années 1960.
Les esprits chagrins ont sans doute été impressionnés par la kyrielle de prix – 30 millions d’euros escomptés – et l’escouade de signatures prestigieuses étalée dans la presse dès l’annonce de la vente. Pour tous ceux qui déplorent qu’une dation ou un classement ne se soient substitués à cette vente, rappelons que 70 % des œuvres figurant dans le catalogue des peintures n’est pas susceptible d’intéresser les musées. Le Centre Georges Pompidou avait par le passé acquis une douzaine d’œuvres auprès de la succession, notamment le Guillaume Tell de Dalí. Il a récemment reçu en dation le mur de l’atelier comprenant quelque deux cents œuvres, témoin du regard de Breton sur les objets. D’autres donations sont en cours comme la Danseuse espagnole de Joan Miró.
La peinture surréaliste connaît son heure de grâce depuis à peine cinq ans. « Dans les années 1920-1930, les surréalistes ne valaient pas très cher. Miró, Man Ray ou Tanguy ne dépasaient pas l’équivalent de 1 500 euros actuels » rappelle le galeriste Marcel Fleiss, expert de la vente. La vente en 1927 des « Picabia de la collection Marcel Duchamp » est éloquente [collection fictive et vente orchestrées par Duchamp. Il s’agissait d’œuvres de Picabia montrées chez Dalmau à Barcelone en 1922 dans l’indifférence générale]. Les tableaux de l’artiste s’étaient vendus dans une fourchette entre 100 et 450 euros. À la même époque, les artistes nabis réalisaient le double en vente publique.
La collection Breton
Pour la vente Breton, sur les cinq cents tableaux dispersés, on compte une douzaine de lots phares, comme Le Piège de Joan Miró, Femme de Jean Arp, Impossibilité Dancer/ Danger de Man Ray, La Femme cachée de René Magritte et une multitude de « petits » surréalistes. Estimé entre 3 et 5 millions d’euros, Le Piège, composé d’une silhouette complexe proche du cadavre exquis, est une œuvre puissante et viscérale.
La Femme cachée, réalisée en 1929 par Magritte, est certes une icône du surréalisme, mais elle a été raisonnablement estimée entre 500 000 et 800 000 euros en raison de son état. Noircie au fil du temps, cette toile fut endommagée par une tentative de nettoyage malheureuse. Les collectionneurs préféreront plus vraisemblablement L’Étude pour le tableau de Camberra d’Arshile Gorky, peintre américain qu’on a peu loisir de croiser dans les catalogues de ventes français. Estimée entre 1 et 1,2 million d’euros, elle risque de dépasser allègrement cette fourchette. Parmi la pléiade d’artistes méconnus, on recense des œuvres d’Enrico Donati entre 1 000 et 6 000 euros, d’Alberto Martini entre 6 000 et 8 000 euros, et des tenants de l’art brut comme Charles Filiger et Joseph Crépin. Certains pourraient réserver de jolies surprises. C’est le cas de Maruja Mallo dont une huile, Espantajaros, estimée 50 000 à 80 000 euros, pourrait doubler ou tripler cette estimation à la faveur d’un musée espagnol.
La section photographique est l’une des plus intéressantes de ce marathon. N’oublions pas que Breton fut un des premiers à considérer la photographie comme un art à part entière. Les mille cinq cents photos réparties en cinq cents lots relèvent de trois catégories : prises de vue des expositions surréalistes, portraits des figures surréalistes et des conquêtes féminines de Breton souvent par Man Ray et enfin œuvres exposées dans le cadre des différentes manifestations surréalistes. C’est dans cette dernière partie qu’on recense les chefs-d’œuvre. Plusieurs photos issues de la série des Jeux de la Poupée de Hans Bellmer sont proposées autour de 30 000 euros. Le Triomphe de la stérilité ou Penthésilée de Raoul Ubac sera sans conteste la pièce vedette. Ce tirage de 1937 dédicacé à Breton est estimé 40 000 à 60 000 euros. Parmi les œuvres les plus touchantes, L’Ouvrier en grève assassiné de Manuel Alvarez Bravo datant de 1934, occupe une place de choix. Les découvertes se situent du côté de Claude Cahun, très modestement estimée, et des jeux érotiques du Belge Léon Dohmen.
Les amateurs d’art océanien pourront satisfaire leur curiosité avec cent cinquante pièces très éclectiques. « Dans les années 1920, lorsque Breton commence à acheter, l’art africain était reconnu, établi. On est à l’époque de l’africanisme, du jazz. L’art océanien était beaucoup moins convoité » rappelle le galeriste Alain de Monbrison. La pièce la plus sollicitée sera sans doute l’effigie d’ancêtre pour le culte Uli pour laquelle Breton avait composé un poème en 1948. L’écrivain avait convoité cette figure trapue et inquiétante dès 1930, lors de la vente de la collection Roland Tual. Ce n’est qu’en 1964, après avoir vendu une œuvre fétiche, Le Cerveau de l’enfant de Giorgio De Chirico, qu’il réussit à l’acquérir. Outre cette sculpture envoûtante présentée pour 500 000 à 700 000 euros, la vente propose plusieurs masques eskimo et des masques à transformation haida de la Colombie britannique. Estimés entre 100 000 et 150 000 euros, ces derniers comprennent des pièces mobiles permettant au visage de s’animer durant les rituels. Enfin, une multitude d’objets de charme entre 1 000 à 5 000 euros seront également présentés.
Un regard poétique
Le personnage de Breton, qu’on a souvent qualifié d’irascible et de dogmatique, devient attachant au vu de la section des livres et manuscrits. Ce domaine a nécessité un travail herculéen de dissection et recoupement. Les livres révèlent des sources d’intérêt étonnantes comme l’ésotérisme et l’alchimie ainsi qu’un goût bibliophilique de la « première édition ». La section des manuscrits est la plus savoureuse. Le manuscrit d’Arcane 17 de 1944, l’un des ouvrages les plus aboutis et complexes de Breton, est estimé 150 000 euros. Relié par Lucienne Thaleimer, le manuscrit est dédicacé à sa dernière épouse Élisa. Sur les pages de gauche sont collés des objets-réponses, notamment un paquet de cigarettes, tandis que sur la page de droite court l’écriture serrée de Breton. « Breton avait une écriture appliquée et lisible, ce qui lui permettait de se concentrer sur chaque mot. Il y a des ratures et des corrections, mais il conserve toujours le corps du texte », explique Claude Oterelo. Parmi les documents les plus inattendus, on découvre deux dossiers proposés chacun pour 40 000 euros. L’un traite de l’époque des Sommeils en 1922. Réunis autour de Robert Desnos, les surréalistes exploraient alors les mécanismes créatifs du sommeil hypnotique. L’autre traite des questions sur la sexualité, débats un brin potaches menés entre 1928 et 1932. Un cahier autographe d’un projet éditorial de Breton avec Skira, Quelle ma chambre au bout du voyage, datant de 1966, viendra clore les sessions de vente. On y trouve cinq pages où l’écrivain décrit, sans bondieuserie, les objets qui l’entouraient dans son atelier et qu’il regrette de ne plus posséder… Le regard poétique de Breton apparaît enfin dans la section des arts populaires. Entre le foisonnement de bénitiers entre 400 et 600 euros, de moules à hosties et d’objets issus du folklore mexicain, deux icônes surréalistes émergent du catalogue. Il s’agit de la grande cuiller en bois de L’Amour Fou, estimée 10 000 à 20 000 euros ou du gant de femme reproduit dans Nadja, bronze offert par Lise Deharme, estimé 20 000 à 30 000 euros.
Cette vente fleuve n’est sans doute pas l’épilogue le plus gracieux qu’on eût imaginé pour ranimer le rêve surréaliste. Certes, nous ne sommes pas éloignés du mercantilisme dénoncé par Yves Bonnefoy. La mobilisation contre la vente ne peut toutefois qu’embraser le feu des enchères. L’absence de prix de réserve fera le reste. Breton aurait sans doute déploré cette réclame. Il aurait tout autant récusé le piédestal sur lequel trop de prévenances pourraient le figer...
Expositions à Drouot du 1er au 6 avril , ventes du 7 au 17 avril. Renseignements société Calmels-Cohen : 01 47 70 38 89. www.breton.calmelscohen.com
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Polémiques autour de la vente Breton
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Polémiques autour de la vente Breton