Participant de la première heure à l’Automne asiatique, Jacques Barrère se passionne pour la sculpture. Sensible au frémissement des marchés, il prévoit que dans dix ans les Chinois de Chine populaire viendront en Europe racheter leur patrimoine. Au contact de l’Asie, il a conforté sa philosophie humaniste : seul l’objet compte dont l’antiquaire n’est le dépositaire que pour quelques jours ou quelques années.
PARIS - À deux pas des quais, un bouddha de 2,80 mètres de haut lève la main en signe de paix. Cette imposante divinité veille sur la galerie de Jacques Barrère, rue Mazarine. Celui qui se veut “négociant en objets d’art asiatique” a toujours refusé de s’en séparer. Ici, dans un décor minimaliste, étudié pour mettre les œuvres en valeur, règne l’harmonie. Le maître des lieux lui-même reflète la sérénité, étrange mélange d’Occidental et d’Asiatique. Grand, les yeux clairs bizarrement bridés. “Je me sens très proche de l’Asie. Je la ressens très fort, et comme ma famille a été itinérante, peut-être ai-je un ancêtre venu de là-bas.” Déjà son grand-père commerçait avec l’Extrême-Orient. Lui a fait ses classes aux puces de Saint-Ouen, au marché Vernaison. “Je suis un autodidacte”, souligne-t-il. Très vite, le Japon le met en piste. Car Jacques Barrère est un visionnaire. Il sent le frémissement des marchés et sait saisir les opportunités. Aujourd’hui, il prévoit que, dans dix ans, les Chinois de la République populaire viendront en Europe racheter leur patrimoine.
Retour aux années 1975, lorsque le pays du Soleil levant relance son économie. Les grands patrons des fabriques de porcelaines de l’île de Kyushu, au Japon, cherchent à rapatrier leurs œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles. Dans l’enthousiasme de ses trente ans, le jeune marchand se lance, achète ces pièces d’Arita, capitale de la fabrication des porcelaines japonaises depuis le XVIIe siècle, les revend aux industriels nippons. Comment ose-t-il se lancer dans une telle entreprise ? Son père l’avait mis en garde contre ces pièces méprisées alors en Occident. “N’achète jamais de porcelaines japonaises, lui disait-il pourtant. Je suis un homme de découverte et non d’argent. Ce qui m’intéresse, c’est l’avenir et les objets ; on ne mange pas cinq fois par jour et on n’écrase pas son voisin.” De son éducation humaniste, il a gardé une belle morale, enrichie, au fil des ans, d’une philosophie apprise au contact des œuvres. Sa “galerie” – il fut le premier à baptiser ainsi une boutique d’antiquaire – comprend des objets d’art sacré. “Une sculpture bouddhique véhicule une pensée et souvent ceux qui l’achètent ont réfléchi sur la vie.” Il insiste sur la différence entre ces arts religieux et l’art purement décoratif. Au passage, il évoque Malraux, qui, “dans sa fulgurance comparait la statuaire gréco-bouddhique à l’ange rieur de la cathédrale de Reims”, et regrette qu’il y ait des investisseurs qui “achètent avec leur oreille et non avec leurs yeux”. Les amateurs qui poussent la porte veulent avoir un contact avec l’œuvre, “ils tournent autour et s’en imprègnent, ne souhaitent pas qu’on les dérange”. Lui-même, à une certaine époque, avait du mal à se défaire de ses découvertes. “Aujourd’hui, je suis d’autant plus heureux quand un bronze ou un bois correspondent à celui qui les emporte. Les œuvres ne vont pas chez n’importe qui.” Il continue à manifester une grande curiosité envers “la pensée asiatique qui équilibre. Apprendre des autres, c’est aussi connaître leur civilisation et écouter”. Pour cela, il lui a fallu se plonger dans les livres. “Le beau, dit-on, n’a pas de frontières, mais il faut une culture pour le pénétrer et apprendre sa symbolique.” Une obligation pour ce passionné qui avoue son grand respect envers les objets. Il se fait humble et reconnaissant en évoquant “le talent de ces inconnus qui ont sculpté anonymement, puisqu’en Asie on ne signe pas”. Dans sa galerie, œuvres gréco-bouddhiques, chinoises ou tibétaines témoignent de son amour pour la sculpture. Mais là encore, c’est l’homme qui l’émerveille. “Celui-ci a pris le matériau brut, a travaillé en taille directe un bloc de pierre.” Il s’amuse de l’orgueil de certains marchands, “c’est l’art qui est sublime, pas l’antiquaire”. Dès l’ouverture de ses locaux rue Mazarine, il s’est donné pour but d’organiser des expositions thématiques d’archéologie chinoise. “On peut appeler ça de la pédagogie culturelle, peu importe, j’aime faire partager ma connaissance.”
Il faut être humble
Cet homme secret s’anime lorsqu’il évoque sa découverte à Drouot des grandes fenêtres en bronze du Dong Tin, au Palais d’été à Pékin. Avec l’appui des musées nationaux et d’une compagnie d’assurance américaine, il a pu organiser en 1993 le premier retour in situ d’un objet d’art en Chine. Rien ne l’amuse autant que les missions dites impossibles. Tel le sauvetage des objets en bois du royaume des Chu (Chine, 500-300 ans av. J.-C.) qui, gorgés d’eau, ont dû être traités pendant deux ans. On le soupçonne d’être fasciné par la démesure des pièces de grande taille. Lui seul pouvait acquérir en vente publique ces grands blocs de pierre de près de 2 mètres de haut, décorés de gardiens coréens qui trônaient dans l’allée d’un palais. Rien ne semble altérer sa bonne humeur, excepté le manque d’éthique. Soudain, lui qui fut longtemps président de la Compagnie nationale des experts et en demeure président d’honneur, se fâche contre “les mauvais experts qui sévissent à Drouot et abusent la clientèle avec des faux”. Il souhaite vivement que, grâce à la réforme du statut des commissaires-priseurs, le ménage soit enfin fait dans les ventes publiques. “Pour notre part, nous agissons chez les marchands.” Son sourire revient en évoquant l’Automne asiatique, où il va exposer trois grandes collections et salue au passage son confrère Christian Deydier à l’origine de cette manifestation, créée il y a quatre ans. “Nous lui en sommes reconnaissants, il n’existait rien à Paris. Maintenant, les grands collectionneurs reviennent.” Empreint de cette sagesse orientale, il conclut : “ce qui est important, c’est de protéger les œuvres. Un collectionneur qui se targue de posséder ne possède rien, nous avons seulement le privilège d’avoir été pendant un temps les dépositaires d’objets âgés de plusieurs siècles et qui nous survivront. II faut être humble”.
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Passeur d’objets d’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°133 du 28 septembre 2001, avec le titre suivant : Passeur d’objets d’art