Natacha Lesueur expose actuellement à la galerie Praz-Delavallade à Paris et à la galerie Soardi à Nice. Ses photographies affichent un dosage subtil entre le déplacé et le familier, l’inconnu et le reconnu, la répulsion et la fascination. Son art de l’image cultive le simulacre tout en ne cachant rien des subterfuges auxquels il recourt.
L’époque, la mode, la morale, la passion. » On se souvient de la formule jadis utilisée par Baudelaire pour désigner les ingrédients proprement consubstantiels à la constitution de toute œuvre d’art. Face aux travaux photographiques de Natacha Lesueur, la parole du poète apparaît parfaitement appropriée. De fait, le cocktail conçu par le poète trouve chez cette artiste l’occasion d’une expression contemporaine particulièrement puissante. D’ailleurs l’auteur de La Charogne ne serait pas resté insensible aux images à première vue rebutantes de celle-ci et il y aurait trouvé, au-delà des masques de charcuterie, des emplâtres de graisse et des inscriptions rougies sur le corps, le lieu de célébration d’une modernité. C’est que l’art de Natacha Lesueur procède paradoxalement de l’application de poncifs (comme le genre du portrait ou la scène de genre) et d’un traitement complètement subversif de ceux-ci. Regardons ce portrait en buste, daté de 1997. Une femme aux cheveux noirs tourne la tête vers la droite. Son chignon à la résille étrange brille. À y regarder de plus près, il s’avère que celui-ci est fait d’une peau de saumon. Voyons cette autre composition, datée 1999. Étendu sur le flanc gauche, sur un canapé-lit en désordre, face cachée contre la banquette, les jambes légèrement repliées, le torse et les pieds nus, le modèle de Natacha Lesueur n’est vêtu que d’un simple jean délavé. Il repose dans une attitude d’abandon sur une couverture largement déployée. Difficile de dire si c’est un homme ou une femme. Difficile de saisir ce que l’on voit. En quête d’indices, le regard fixe soudainement son attention sur un endroit précis de l’image, le dos du personnage. Il s’aperçoit alors que le plat de celui-ci est frappé de quatre rangées de lettres qui, quoique majuscules, sont à peine perceptibles d’autant que leur format va décroissant. Si la référence au tableau de l’opticien s’impose, l’ensemble des éléments mis en jeu dans cette image concourt pour le moins à accuser sa dimension énigmatique et la question qui se pose alors est de savoir face à quel type de situation nous nous trouvons. Le modèle sommeille-t-il ? Est-il encore en vie ? S’agit-il d’un plan-film ? D’une séquence de thriller ? De l’enregistrement d’une performance ? De l’illustration d’une histoire ? Il est décidément difficile de le dire parce que tout a été ici orchestré pour engendrer le mystère. En fait, depuis ses tous premiers travaux en 1994, Natacha Lesueur semble n’avoir pas d’autre préoccupation. Les images très différentes qu’elle compose livrent au regard des situations toujours plus ou moins obscures, volontiers incongrues, dans tous les cas déroutantes. Soit par leur contenu même, soit par l’ordonnancement de ce qu’elles montrent. Le corps y est un sujet de prédilection, soumis à différents traitements qui relèvent tantôt d’une contrainte, tantôt d’un masque, tantôt d’une mise en scène. Son œuvre fait ainsi la part belle à l’idée d’une esthétique du paraître, voire de la parure, dont les déclinaisons plastiques en appellent à des pratiques aussi inattendues que le marquage de certaines parties du corps par empreinte forcée, leur recouvrement par des aspics dignes d’un grand chef ou leur inscription par des cataplasmes alimentaires. Ainsi du recours au sinapisme, employé à figurer l’alphabet visuel évoqué et qui n’est autre qu’un « traitement révulsif par application d’un cataplasme à base de farine de moutarde ».
De l’usage de la nourriture, du recours aux stigmates et d’une mise en jeu du corps, l’histoire de l’art, qu’il soit ancien, moderne ou contemporain, est riche de créations les plus diverses. Natures mortes, scènes religieuses ou profanes, figures allégoriques, actions ou performances, elle en compte de toutes les formes et n’a eu de cesse au fil des siècles de s’en inventer de nouvelles. La démarche de Natacha Lesueur trouve son originalité en ce domaine dans la façon dont elle opère en reprenant à son compte l’esprit et les procédures, voire les trucs, de la photographie de mode. Si celle-ci « est toujours là comme ligne d’horizon, comme protocole de vision » (Maxime Matray), l’artiste n’a pas son pareil toutefois pour la faire basculer à l’ordre de références historiques majeures.
Art culinaire et photographie de mode
Bien que parés d’atours faits de saucisses, de rollmops, de rubans de jambon et de grains de caviar, les portraits de femmes que Lesueur a déclinés en 1997-98 renvoient à une manière irrésistiblement classique, dans le droit fil de celle que Ingres a réactivée en son temps. Sa série de têtes vues de dos, toutes entières recouvertes d’aspics aux motifs les plus variés, n’est pas sans évoquer l’art d’un artiste aussi fantasque qu’Arcimboldo. Ses jeux de jambes aux bas résilles faits de gras divers, de gelées colorées et autres motifs fleuris, isolés par paire ou alignés en d’étonnantes frises en appellent à un art consommé du décoratif. Son buste au gilet blanc bardé de lard et boutonné de truffes semble fait en hommage au Gilles de Watteau. Ses modèles sur lesquels les traces d’un objet marquent la peau, comme le font un bracelet de montre trop serré ou l’élastique d’une chaussette, font penser à ce que seraient les modèles de Vélasquez après qu’ils se soient défaits de leurs corsets. Enfin, dans leur rapport au temps et le raccourci de leurs points de vue, les saynètes qu’organise Natacha Lesueur ont quelque chose d’aussi troublant qu’un tableau de Hopper ou certaines séquences de films d’Alfred Hitchcock. On jugera peut-être qu’il y va là d’un regard qui cherche à tout prix le principe d’un syncrétisme savamment élaboré là même où il n’y a somme toute que les effets croisés et subis d’une culture de la modernité. Peu importe. Ce qui compte est bien cette façon pleinement singulière qu’a Natacha Lesueur de jouer de toutes ces données, de composer avec elles et d’en faire finalement des recettes qui lui sont propres. Mais tout comme l’usage qu’elle fait de l’art culinaire, celui de la photographie de mode n’est chez Natacha Lesueur que de l’ordre d’un référent esthétique qui est largement absorbé par une passion irrésistible pour la belle manière. Pour la manière parfaite.
Il n’est pas d’attitude plus perfectionniste que la sienne et tous les soins qu’elle met à la confection de chacune de ses images en témoignent d’autant que les matériaux qu’elle utilise exigent une gestion du temps soigneusement calculée, la gelée et les aspics étant notamment très sensibles à la chaleur des projecteurs !
Une œuvre entre répulsion et fascination
Quelque chose est à l’œuvre chez Lesueur qui est de l’ordre mêlé d’une répulsion et d’une fascination. Quelque chose d’un dosage subtil entre le déplacé et le familier, entre l’inconnu et le reconnu. Son art de l’image cultive le simulacre tout en ne cachant rien des subterfuges auxquels il recourt et l’aveu qui le porte procède d’incessants décalages. Natacha Lesueur ne cherche pas à nous leurrer mais son talent est de créer en nous le doute. Elle nous force à ouvrir tout grand les yeux en nous invitant à considérer que si « rien n’est ici à sa place » (Liliane Tibéri), tout pourrait bien s’y trouver. Que l’anormal est peut-être la norme, que l’exception est enfin la règle et que le banal ne vaut que lorsqu’il appelle l’insolite. En fait, la question majeure que pose ce travail est directement liée à celle d’un écart. Entre l’être et le paraître, le beau et le laid, le naturel et l’artificiel. À l’heure des transplantations, des clonages et de toutes les manipulations possibles de la chair et de la vie, la démarche de Lesueur s’insère dans une faille. Non pour la combler ou pour en rabibocher les bords mais pour l’insinuer et en extraire la part magique, cette part étroite et fabuleuse qui confère à ses images la qualité d’être tout à la fois curieuses et merveilleuses. De fait, les œuvres de Natacha Lesueur relèvent de ce genre de productions que l’on classait jadis sous le label de « curios et mirabilia », pour reprendre à son endroit l’expression de la Renaissance utilisée pour désigner les collections des cabinets de curiosité.
Natacha Lesueur est née en 1971 à Nice et vit et travaille dans cette ville. En 1996, on voit sa première exposition personnelle à la Villa Arson, à Nice, tandis qu’elle participe depuis 1994 à de nombreuses expositions collectives, en France et en Europe : CCC de Tours en 1998, Printemps de Cahors en 1999, Fondation Cartier en 2000.
Les expositions
Natacha Lesueur participe à une exposition collective (Raymond Hains, Peter Kogler, Renata Poljak) de l’Atelier Soardi du 16 novembre au 17 janvier. Atelier Soardi, 8, rue Désiré Niel, 06000 Nice tél. 04 93 62 32 03.
Elle est à l’affiche de la galerie Praz-Delavallade du 10 novembre au 23 décembre et sur leur stand (L4) de Paris Photo, au Carrousel du Louvre, rue de Rivoli à Paris du 15 au 20 novembre. Le MAMCO de Genève l’accueillera pour une exposition personnelle en 2001. Galerie Praz-Delavallade, 28, rue Louise Weiss, 75013 Paris, tél. 01 45 86 20 00.
Combien coûte une œuvre de Natacha Lesueur ?
Les prix varient entre 12 000 et 18 000 F en fonction de la grandeur des clichés qui vont de 60 x 60 cm à 1 x 1 m au maximum.
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Natacha Lesueur
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°521 du 1 novembre 2000, avec le titre suivant : Natacha Lesueur