En 1997, le Tribunal de Valenciennes a demandé à un collège d’experts, dont il a modifié la composition fin 1998, de se prononcer sur la valeur de plâtres de Jean Arp interceptés par les Douanes alors qu’ils partaient vers l’Allemagne. Enjeu immédiat : la saisie des œuvres par les Douanes si leur valeur unitaire excède 350 000 francs. Question complémentaire : les 114 pièces saisies constituent-elles une collection d’intérêt historique ? Les experts n’ont pu se mettre d’accord, et leurs conclusions divergentes, mais motivées, mettront les juges dans l’embarras. Soulignant la difficulté de l’expertise d’estimation, l’affaire illustre certaines difficultés de mise en œuvre de la législation française et communautaire du contrôle des exportations de biens culturels. Elle a été longuement plaidée le 24 septembre. Les juges doivent rendre leur décision en janvier.
L’odyssée des plâtres de Jean Arp n’est sans doute pas terminée. Depuis 1988, ils voyagent de France en Allemagne et de transporteur en dépôt, ballottés par les litiges entre les diverses fondations Arp (principalement la française et l’allemande), sur fond de difficultés avec le fisc et les douanes françaises, et d’interrogations du ministère de la Culture désireux de conserver ce patrimoine en France.
Depuis la saisie des Douanes, en 1996, l’affaire s’est fixée sur l’application de la législation française du certificat de libre circulation. Parmi les 146 pièces saisies (dont 114 plâtres) figurent 19 plâtres de plus de 50 ans d’âge. La réglementation française, mise en place en 1993 dans le fil des textes européens, impose un certificat de libre circulation pour la sortie de ces œuvres – qui relèvent de la “catégorie 6” des biens culturels : productions originales de l’art statuaire de plus de 50 ans d’âge – à condition que leur valeur excède 350 000 francs (50 000 écus).
C’est donc en ces termes que les Douanes ont, à l’origine, saisi la Justice pour les 19 plâtres. Mais, outre la difficulté d’évaluer des modèles en plâtre qui n’étaient pas destinés à la vente, on a pu s’interroger sur la valeur spécifique d’un ensemble présentant un intérêt patrimonial incontestable. Le ministère de la Culture a donc suggéré d’étendre l’investigation à cet ensemble et de vérifier s’il ne s’agissait pas d’une collection présentant un intérêt historique. Dans cette hypothèse, c’est la valeur de l’ensemble de la collection, y compris les pièces de moins de 50 ans d’âge qui serait soumise au seuil de 350 000 francs et, même faiblement évaluées, il est certain que 146 pièces devraient sans peine le dépasser. Les Douanes, après quelques hésitations, ont admis la proposition du ministère de la Culture et complété leur argumentation dans ce sens. De la sorte, les juges de Valenciennes doivent non seulement trancher un simple litige douanier circonscrit à la valeur, mais également une interprétation de la réglementation française, et même des textes européens puisque la France a choisi, en 1993, d’aligner strictement sur eux la définition des catégories de biens culturels. Leur décision pourrait donc avoir une portée générale importante.
Désaccord des experts sur les estimations
Leur tâche sera difficile. Les conclusions des experts illustrent cette complexité. À partir d’un travail méthodiquement mené, bien documenté et très didactique sur les pièces et les conditions dans lesquelles les plâtres étaient créés par Jean Arp et ses assistants, les experts ont butté sur la question de la valeur. Il faut dire que le marché leur donnait peu de références, ce qui n’est pas une surprise. Dès lors, à partir des mêmes descriptifs établis en commun, sans désaccord sur les datations, les constats d’état etc., le collège des experts s’est divisé lorsqu’il a fallu fixer les valeurs. Le rapport transmis au Tribunal – signé de deux experts sur trois – a établi, pour les 19 plâtres de plus de 50 ans d’âge une liste de prix de 5 000 à 100 000 francs, c’est-à-dire largement au-dessous du seuil de 350 000 francs par pièce. Le troisième expert a indiqué au Tribunal qu’il “était en désaccord sur les estimations” faites par ses collègues et proposé une nouvelle grille d’estimation. Les valeurs y sont quatre à cinq fois supérieures, et trois pièces sur dix-neuf dépassent le seuil de 350 000 francs. L’écart se mesure par le cumul des valeurs des 19 examinées : 763 000 francs pour les deux premiers experts, 3 835 000 francs pour le troisième. Pour valider son échelle, ce dernier souligne d’ailleurs qu’une œuvre similaire à l’une des pièces expertisée 15 000 francs par ses collègues a été vendue à Londres, en juillet 1999, pour l’équivalent de 130 000 francs.
La divergence des points de vue n’est pas une incohérence. En effet, la hiérarchie des estimations entre les différentes pièces est identique dans les deux propositions. C’est donc la méthode de calcul qui est en cause. Schématiquement, les deux premiers experts ont cherché des références de marché, en particulier de ventes publiques, analysé les résultats pour constater que cinq pièces sur neuf mises aux enchères n’avaient pas été vendues “parce que l’estimation était probablement trop élevée”, et relever que “l’on peut difficilement établir une cote, car le nombre de plâtres vendus est insuffisant”. Dépassant les incertitudes, ils soulignaient toutefois que l’ancienneté était un élément de valorisation, mais également le mode de présentation des pièces, financièrement dévalorisées lorsqu’elles étaient présentées comme “matériel de fonderie” (cas de ventes judiciaires à la suite de la liquidation de la Fonderie Rudier), et, au contraire, beaucoup mieux estimées si elles étaient présentées “comme une œuvre”.
Récapitulant les critères d’estimation mis en œuvre, les deux experts citent la date de création, le sujet et le titre (“les titres qui nomment des sculptures qui ont été déterminantes dans l’évolution de l’œuvre de Arp [devant] avoir théoriquement une valeur plus importante”), le marché (“bien que peu représentatif”, il permettrait au moins de voir “à quel prix les plâtres ne trouvent pas acquéreur”, l’état (de peu d’importance, “tant il est facile de réparer et de nettoyer un plâtre”), l’esthétique, et enfin “la réalité fonctionnelle de ces plâtres”.
Témoignage ou œuvre achevée ?
Ce dernier critère semble concentrer la divergence. En effet, les experts insistent sur ce point, en précisant : “Ces plâtres sont, on le répète, des moyens et ne représentent pas une œuvre achevée en soi et sont, de plus, non destinés à être vendus” ; plus loin, en commentant une photographie de Arp entouré de ces plâtres : “Ces plâtres, sculptures non abouties, et en permanence modulables, sont le symbole du travail sans cesse élaboré” ; ou encore : “Il est certain qu’il leur prêtait une valeur de témoignage, mais ne les considérait pas comme une œuvre achevée” ; et enfin : “On ne sort jamais de ce rôle de témoignage des plâtres... Aucun de ces plâtres n’était à vendre”.
Le troisième expert, rappelant que sa galerie a suivi le travail de Jean Arp de 1947 à sa mort, en 1966, ainsi que ses liens d’amitié avec l’artiste, réfute ces considérations. Il objecte en particulier que si Arp ne voulait pas vendre ses plâtres, c’était pour éviter des tirages abusifs, qu’il n’aurait pas accepté de les exposer en galerie ni de se faire photographier avec s’il n’avait pas considéré qu’il s’agissait d’œuvres achevées, et qu’il leur témoignait de l’importance, ce dont témoigneraient ses dons à des amis proches ou à de grands musées. Enfin, l’expert souligne que Arp ne considérait pas le plâtre comme un moyen, une phase de sa production, mais qu’il aimait cette matière, considérant qu’elle “coexistait avec d’autres supports comme le marbre ou le bronze, [...] à la différence des sculpteurs [...] pour lesquels le plâtre n’était qu’une étape préparatoire avant la fonte”. Dans une note, il relève que “le plâtre est la représentation la plus authentique de la sensibilité de l’artiste”. On comprend que cette interprétation des relations de Jean Arp avec ses pièces les installent comme des œuvres à mettre au moins sur le même plan que les autres créations, marbres ou bronzes, n’était le fait qu’elles n’étaient pas “destinées au marché”. Dans cette optique, les valeurs proposées prennent leur sens.
La diversité des valeurs de l’œuvre d’art
Il sera difficile d’arbitrer entre ces points de vue. On peut toutefois relever que l’un et l’autre se relient – en négatif ou en positif – aux idées de Arp, et que celui émanant de l’expert qui l’a côtoyé pendant près de vingt ans pourrait être jugé mieux fondé ; mais on pourrait aussi en modérer la portée pour cause de nostalgie. En généralisant, on comprend l’ambiguïté d’une norme réglementaire fondée sur une tarification supposée objective. L’affaire Arp ne pose pas la question de la compétence des experts, mais celle de la subjectivité de la valeur de l’art, ou plutôt de la diversité des valeurs que peut revêtir l’œuvre d’art. Concrètement, on peut dire qu’un conservateur ne néglige pas moins la valeur d’une pièce qu’un marchand ; mais, dans son appréciation, il pondérera différemment ces différentes composantes scientifiques, symboliques ou marchandes. Ce qui renvoie à un arbitrage politique : la fixation de la valeur des biens culturels doit-elle privilégier une dimension plutôt qu’une autre ? Dans cette affaire, on dira que les deux premiers experts semblent avoir fondé leur analyse sur la valeur marchande, le troisième – de façon paradoxale, s’agissant d’un galeriste – sur la valeur symbolique et scientifique.
La divergence d’évaluation serait sans conséquence sur le litige si les experts s’étaient prononcés unanimement pour reconnaître ou dénier le caractère de collection d’intérêt historique et lui attribuer une valeur au moins égale à l’addition des valeurs unitaires. Dans ce cas, en effet, le cumul – 763 000 ou 3 835 000 francs – excède le seuil de 350 000 francs. Les experts ont peut-être été impressionnés par les observations de l’avocate des défendeurs, leur déniant par avance compétence pour interpréter la portée de textes réglementaires (ce qui est incontestable, les experts n’ayant pas à dire le droit). Mais, respectueux de la mission qui leur était confiée, plutôt que de renoncer à répondre à la question de la collection historique, ils ont tourné autour pour aboutir à nouveau à des conclusions divergentes.
À partir de considérations intéressantes mais inévitablement contradictoires sur les collections, les deux premiers experts écartent la notion de collection historique qui, à leur avis, devrait être cantonnée à des “objets dont la création marque un pas caractéristique de l’évolution des réalisations humaines ou illustrent une période de cette évolution”, pour retenir celle de collection culturelle. Leur définition emprunte à un jugement intervenu en Allemagne, ce qui montre que les difficultés de l’évaluation signalées à propos de la valeur se doublent de disparités culturelles nationales (l’Allemagne a sur le patrimoine un regard beaucoup plus strict que la France, comme en témoigne sa politique de classement qui recense quelques centaines d’objets ou d’ensembles, alors que la France compte près de 150 000 objets mobiliers classés).
Après cette qualification de collection culturelle, qui ne permettra pas au juge de se prononcer puisque cette “catégorie” ne figure pas dans les textes applicables au litige, les experts relèvent que “la collection culturelle est une entité totalement indépendante du problème de l’estimation qui, lui, ne fait appel qu’au marché de l’art”, pour conclure, en ce qui concerne la valeur : “Si l’on admet que les 114 sculptures en plâtre et les 32 reliefs forment une collection culturelle, son intérêt, et la charge culturelle qu’elle contient, la rendent inestimable, puisque hors du circuit possible du commerce”. Cette affirmation n’est sans doute pas une échappatoire ni une cabriole sémantique sur l’inestimable à la française devenant hors de prix, soit, dans nos interprétations courantes, “plus cher que cher”, mais une façon peut-être germanique de nous rappeler à la logique : si l’on met les choses hors commerce, il ne faut plus prétendre les situer par rapport au marché (c’est-à-dire, chez nous, au-dessus). D’où la conclusion – que l’on trouvera “sèche” en France – du rapport : “Si l’on conclut qu’il s’agit d’une collection culturelle, elle ne peut être estimée, et par conséquent, on ne peut pas dire si sa valeur est supérieure ou inférieure à 50 000 écus”. CQFD.
Tâche difficile pour les magistrats
À cette implacable conclusion s’oppose celle – plus satisfaisante pour nous, mais peut-être “franchouillarde” – du troisième expert : “Cette collection à une valeur pour l’histoire. Arp est un des grands artistes du XXe siècle. Il m’apparaît évident que tout ce qui a un intérêt pour la connaissance de l’œuvre de cet artiste majeur présente un intérêt historique pour le patrimoine”. Et, à propos de l’estimation : “Cette collection de 114 plâtres a une valeur inestimable, qui ne peut normalement être chiffrée [...] mais [...] si elle venait sur le marché, elle trouverait assez facilement preneur, dans une transaction de gré à gré auprès de certains musées du Nouveau Monde. Dans ce cas, sa valeur marchande est forcément supérieure à la somme des 19 plâtres...”. Des observations incontestables, sauf peut-être la référence un peu maladroite aux musées américains, ainsi désignés comme arbitres d’une cause patrimoniale européenne.
Les magistrats de Valenciennes devront arbitrer entre ces points de vue différents. Leur tâche sera difficile car, à la complexité des conclusions d’experts s’ajoutera celle des règles applicables. La réglementation douanière est communautaire, mais le certificat de libre circulation est français. Toutefois, en 1993, la France a choisi d’aligner ses catégories de biens culturels sur la norme communautaire. D’après son sens, la décision des juges pourrait donc s’interpréter comme une confirmation de l’orientation européenne de la réglementation ou comme une réaffirmation de la souveraineté nationale en matière de patrimoine.
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L’odyssée des plâtres Arp : la quadrature de l’expertise
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°90 du 8 octobre 1999, avec le titre suivant : L’odyssée des plâtres Arp : la quadrature de l’expertise