Galerie

ART CONTEMPORAIN

Les Kienholz, #BalanceTonPorc

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 30 septembre 2020 - 858 mots

PARIS

C’est une exposition sulfureuse que propose la Galerie Templon. Les installations du couple Kienholz dérangent en pointant les perversions sociales américaines.

Paris. Au milieu des années 1970, une fillette avait été retrouvée par la police abandonnée sur une autoroute près de Los Angeles. Elle avait été ramenée à ses parents qui la maltraitaient et avaient voulu s’en débarrasser, après avoir déjà tué son petit frère. Ils ont été condamnés. C’est ce fait divers sordide qui a servi de point de départ à l’œuvre réalisée vingt ans plus tard par Ed et Nancy Kienholz, qui se sont souvent inspirés de l’actualité. Intitulée Jody, Jody, Jody, datée de 1993-1994, c’est l’une des dernières œuvres réalisées par le couple puisque Ed (né en 1927) décède en 1994. D’une incroyable force, l’installation met donc en scène la fillette en résine accrochée à un grillage, sur un fond sonore intrigant. Juste à côté d’elle, l’avant d’un pickup Dodge à taille réelle, récupéré dans une casse de voitures, tous phares allumés paraît énorme. En arrière-plan, un panneau peint par Nancy – elle avait été photographe – évoque un paysage de banlieue.

La femme maltraitée, abusée

Après la maltraitance des enfants, il y a aussi celle de la femme. Et dans le registre glauque à souhait, The Pool Hall (1993, voir ill.) n’est pas mal non plus. Cette autre installation montre trois personnages masculins en résine dont les visages sont recouverts de masques, les têtes surmontées de bois de cerf. Ils sont en train de jouer à un drôle de jeu de billard puisque le trou où ils sont censés mettre la boule est matérialisé par un autre mannequin, féminin, sans tête, en nuisette, assise les jambes écartées et le sexe ouvert au coin de la table. Vraiment violent.

La réflexion sur la condition féminine se poursuit, non plus sur l’abus, mais sur la question de l’identité avec The Grey Window Becoming (1983-1984) qui montre une femme assise devant une coiffeuse, face à un miroir en partie caché par une grosse tête de porc. Elle penche son visage désespéré et regarde un livret de famille sur lequel est posé un revolver. La suite n’est pas difficile à imaginer.

On l’aura compris les Kienholtz, même s’ils sont attentifs à tous les détails susceptibles d’affirmer leurs positions politiques, ne font pas dans la dentelle. C’est du « brutal » comme l’aurait dit Michel Audiard, car les Kienholz flinguent vraiment sans aucun filtre le contexte américain de leur époque avec pour thèmes de prédilection, la femme-objet, les harcèlements et abus sexuels, la ségrégation raciale, les conflits internationaux (notamment la guerre du Vietnam), les problèmes de société, l’hypocrisie religieuse, etc., sur fond de dénonciation permanente de l’assouvissement, de la souffrance et de l’injustice. Une vraie critique de l’Amérique – qui les conduira au final à s’installer à Berlin – en beaucoup plus corrosive, virulente et poil à gratter (il y a d’ailleurs beaucoup de poils, de sexe et d’animaux, dans leurs productions) que celle de bon nombre d’artistes pop qui, à côté, aurait presque le goût de guimauves acidulées.

Les trois œuvres précitées en sont un joli fleuron. Elles font partie d’un ensemble d’une vingtaine de pièces que Daniel Templon a réussi à rassembler pour cette exposition d’autant plus exceptionnelle qu’il n’y en avait pas eu à Paris depuis celle du Centre Pompidou en 1977 (sous la houlette de Pontus Hulten) et en galeries, celle de Maeght-Lelong « The Kienholz women » en 1983 et la mini-rétrospective chez Lelong en 2008.

Le galeriste fasciné par les œuvres du couple

Cela fait une cinquantaine d’années que Daniel Templon rêvait de ce moment. Depuis ce jour de 1967, où selon ses propres termes il a eu « un coup de foudre » en voyant l’œuvre Beanery (la reconstitution d’un bar à l’échelle 1 dont les consommateurs ont les têtes remplacées par des pendules) au Stedelijk Museum à Amsterdam auquel elle appartient. L’année suivante, il a nouveau choc en découvrant, au futur Musée Ludwig de Cologne, The portable War Memorial. Enfin, le coup de grâce tombe en 1989 lorsqu’il se rend à la Kunsthalle de Düsseldorf pour voir l’immense Hoerengracht, une installation spectaculaire réalisée entre 1983 et 1988 qui reconstitue grandeur nature une rue de prostituées à Amsterdam. Daniel Templon tente de l’acquérir pour la fondation qu’il veut alors créer à Fréjus (dans le Var), mais la crise de 1991 l’en empêche. Il parviendra toutefois à l’exposer cette année-là pendant six mois dans le bâtiment de préfiguration de cette fondation (qui pour des raisons multiples ne verra jamais le jour). Par la suite, le caractère bourru et difficile – doux euphémisme – des Kienholz ne facilitera pas leurs relations avec le monde de l’art. La mort d’Ed ne fera guère plus avancer les choses. Nancy étant décédée l’an dernier (elle était née en 1943), c’est donc avec les héritiers que Daniel Templon a pu réunir cet extraordinaire ensemble.

Entre 55 000 dollars (47 000 €) pour les plus petites œuvres, en l’occurrence les croix, et 1,3 million de dollars (1 million d’€) pour le billard, les prix sont conséquents mais légitimes pour des artistes historiques présents dans les collections de plus d’une centaine de musées dans le monde.

Ed & Nancy Kienholz,
jusqu’au 31 octobre, Galerie Templon, 28 rue du Grenier Saint-Lazare, 75003 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°552 du 2 octobre 2020, avec le titre suivant : Les Kienholz, #BalanceTonPorc

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