Pour confirmer la restitution à la France d’un tableau volé en 1994, le Tribunal fédéral a pris en compte la convention Unesco, à laquelle la Suisse n’a pas adhéré, et la convention Unidroit, que la Suisse a signée mais qui n’est pas encore en vigueur, soulignant que \"ces normes, qui relèvent d’une commune inspiration, constituent autant d’expressions d’un ordre public international en vigueur ou en formation\". Venant d’un État souvent pris comme référence par les professionnels du marché, cette décision est très significative de l’évolution des idées par rapport au trafic de biens culturels.
BERNE. Dans un arrêt longuement motivé, le Tribunal fédéral suisse, la plus haute instance judiciaire de la Confédération, a confirmé la restitution aux autorités françaises d’un tableau de Desportes, volé en France en août 1994. Peu de temps après le vol, le tableau – estimé 3,2 millions de francs par son propriétaire – était proposé à un collectionneur par un marchand parisien, pour le compte d’un négociant italien. Pour réaliser l’opération, une société genevoise devait servir d’intermédiaire. Le tableau, transféré vers le port franc de Genève, a été acheté pour une somme indéterminée (entre 1,08 et 1,7 million de francs), la seule trace de la transaction étant un versement en espèces d’un million. Ayant appris que le tableau était une œuvre volée, le transitaire du port franc informait la société genevoise, qui saisissait la justice du canton de Genève. Celle-ci ordonnait la saisie conservatoire du tableau. Informé, le juge français enquêtant sur le vol de l’œuvre demandait, en décembre 1994, l’assistance des autorités suisses dans le cadre de la convention européenne d’entraide judiciaire. En mai 1996, le juge français demandait la restitution du tableau, demande acceptée en juin par le juge d’instruction genevois. L’acquéreur formait aussitôt un recours contre cette décision, recours rejeté par une ordonnance de la Chambre d’accusation du canton de Genève, le 1er novembre 1996, considérant en particulier que l’acquéreur "n’avait pas rendu vraisemblable qu’il avait acquis de bonne foi le tableau volé". Le Tribunal fédéral avait à se prononcer sur le recours en annulation formé par l’acheteur contre l’ordonnance du 1er novembre.
Confiscation des produits du crime
Juridiquement, l’arrêt du Tribunal fédéral est trop complexe pour être relaté. Précisons cependant que la décision s’est appuyée sur la convention d’entraide judiciaire mais également, pour trancher le problème de la restitution, sur la convention du Conseil de l’Europe du 8 novembre 1990, relative "au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime". Il faut aussi relever que l’acheteur n’a pas fait l’objet d’une incrimination pénale pour recel. La restitution a pu être prononcée en l’absence de toute condamnation, l’affaire ayant été classée par la Justice suisse, ni de décision judiciaire de confiscation prise en France. Le Tribunal fédéral analysait d’ailleurs la convention du Conseil de l’Europe sur le "blanchiment", pour estimer qu’elle "n’exclut pas que des objets ou des valeurs puissent être saisis auprès de tiers".
Traiter avec des inconnus
En ce qui concerne la "bonne foi", le Tribunal fédéral reprenait les constatations des juges genevois, en relevant que "le recourant, homme rompu aux affaires et connaisseur d’art, ne s’était soucié ni de l’authenticité, ni de la provenance du tableau ; en outre, (il) avait pris le risque de traiter avec des inconnus et ne s’était assuré de la régularité de l’importation du tableau en Suisse (...) qu’après la conclusion de la transaction et le versement du prix convenu" ; bref, "qu’il n’avait pas pris les précautions élémentaires dont doit s’entourer la personne prudente qui acquiert une œuvre d’art de grande valeur"... Dans son analyse, le Tribunal avait écarté l’attestation tardive – plus de deux ans après les faits – d’un expert français certifiant qu’il aurait consulté le Art Loss Register et effectué une vérification au Louvre. Le Tribunal fédéral soulignait que la convention d’entraide judiciaire, si elle fait place aux droits de l’acquéreur de bonne foi ("l’objet peut-être retenu en Suisse, notamment si une personne étrangère à l’infraction, dont les prétentions ne sont pas garanties par l’État requérant, rend vraisemblable qu’elle a acquis de bonne foi en Suisse des droits sur cet objet"), fait peser sur lui la charge de la preuve, à l’inverse de ce qui se passerait en matière civile. Le Tribunal fédéral a estimé que les juges n’avaient pas à examiner les prescriptions de droit étranger qui seraient applicables. En effet, "comme en l’espèce la demande porte sur la restitution d’un bien culturel, le juge de l’entraide doit veiller à prendre en compte l’intérêt public international"..., pour conclure par les considérations reprises en tête sur un ordre public en vigueur ou en formation, manifesté par les conventions Unesco et Unidroit, et confirmé par la doctrine – en particulier les professeurs Martin Philipp Wyss et Pierre Lalive –, qui "concrétisent l’impératif d’une lutte internationale efficace contre le trafic de biens culturels"… Sans risque d’erreur, on peut affirmer que cette décision fera date.
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Les juges suisses proclament un « ordre public international »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°44 du 26 septembre 1997, avec le titre suivant : Les juges suisses proclament un « ordre public international »