PARIS
Les catalogues raisonnés d’artistes impressionnistes et modernes ont acquis depuis une dizaine d’années une importance phénoménale pour les maisons de vente et les collectionneurs privés. Le veto ou l’aval de maisons telles que la galerie Bernheim-Jeune ou le Wildenstein Institute peuvent avoir des influences d’un point de vue financier ou judiciaire.
PARIS - Les catalogues raisonnés sont souvent le fait d’historiens d’art ou de personnes apparentées à l’artiste, qu’il s’agisse d’ayants droit disposant d’archives familiales ou de praticiens ayant travaillé directement avec l’artiste. La méthodologie se trouve facilitée avec les artistes vivants qui préservent souvent des archives cohérentes. Un catalogue raisonné exige un travail de prospection documentaire titanesque, le recoupement des différentes archives, familiales ou institutionnelles, étant fondamental. Il est par ailleurs nécessaire de voir le plus possible les œuvres concernées. Grâce à leurs moyens financiers importants, les équipes du Wildenstein Institute peuvent se targuer d’avoir vu 98 % des œuvres publiées. L’analyse scientifique ne vient qu’en contrepoint, parfois à défaut. “Si l’œuvre nous paraît intéressante stylistiquement, mais que la provenance n’est pas significative, on demande une analyse scientifique pour conforter notre bonne opinion”, explique Guy-Patrice Dauberville, codirecteur de la galerie Bernheim-Jeune.
Alors que, voilà quelques années, les collectionneurs se fiaient à l’avis de l’expert ou à la facture d’un établissement de renom, les catalogues raisonnés ont acquis depuis la crise des années 1990 une nouvelle légitimité. Le nombre d’ouvrages en préparation depuis quinze ou vingt ans n’a cessé de grimper parallèlement à la proportion de faux proposés sur le marché. Guy-Patrice Dauberville, qui a poursuivi avec son cousin la réédition du catalogue raisonné de Bonnard, avoue que le nombre de faux Bonnard a triplé depuis 1980. Même s’il se trouve encore des marchands fidèles à leur intuition personnelle, les collectionneurs frémissent à l’idée que leur œuvre ne figure pas dans une de ces bibles consacrées. “Il faut pourtant savoir qu’un catalogue raisonné n’est jamais complet, exhaustif. Il serait prétentieux de dire qu’aucune découverte n’est possible. Si un tableau ne figure pas dans un catalogue raisonné, il n’est pas nécessairement faux et à l’inverse, s’il figure dans le catalogue, il n’est pas nécessairement vrai”, modère l’expert Roberto Perazzone. “Une fois le catalogue publié, il n’est pas abandonné. Il est mis à jour et toute réédition comporte des adenta ou errata. La durée de vie d’un catalogue raisonné n’excède pas vingt-cinq ans”, explique Odile Delenda, responsable du catalogue Zurbarán au Wildenstein Institute.
Querelles de chapelle
Les contestations naissent en général de l’émergence d’une nouvelle génération de spécialistes et de la remise en question des sommités anciennes. Les querelles de chapelle sont légion, comme en témoigne celle autour de Modigliani. L’artiste, qui a eu droit jusqu’à présent à cinq catalogues raisonnés, suscite une concurrence entre le Wildenstein Institute, représenté par Marc Restellini, et Christian Parisot, auteur d’un précédent catalogue raisonné et dépositaire des archives de Jeanne Modigliani. Le Wildenstein Institute affirme proposer des archives et des œuvres inédites dans le catalogue qui sera rendu public en octobre 2002, parallèlement à l’exposition organisée par Marc Restellini au Musée du Luxembourg. “Depuis le catalogue de Ceroni, il n’y a pas eu de recherches documentaires importantes. Nous avons également pris le parti, comme pour tous nos autres catalogues raisonnés, de ne pas mentionner le certificat. Une œuvre ne vaut pas par le nombre de certificats qui l’accompagnent”, affirme Marie-Christine Decroocq, assistante de Marc Restellini. Par ailleurs, les Wildenstein et la galerie Bernheim-Jeune sont en compétition pour la publication du catalogue raisonné de Renoir. La galerie Bernheim-Jeune avait déjà publié, en 1931, l’Atelier de Renoir, ouvrage de référence proposant 700 œuvres. Le Wildenstein Institue a récupéré en 1999 les archives de François Daulte, qui avait édité en Suisse le premier tome de son catalogue raisonné. L’institut entend poursuivre l’œuvre entamée par François Daulte sans remettre en question la première publication qui, selon Guy-Patrice Dauberville, comporterait des erreurs.
L’ordalie de l’authenticité
La boulimie tous azimuts des Wildenstein, qui disposent d’une vingtaine de catalogues en chantier, soulève des interrogations. L’écart entre l’entreprise de mécénat et le contrôle du marché semble ténu. “Ces travaux sont longs, coûteux et non rentables. Nous n’avons jamais reçu de pression et sommes les seuls auteurs. Il est vrai que le catalogue raisonné est un appel qui peut faire surgir des œuvres. C’est l’occasion, éventuellement, pour les Wildenstein de faire du commerce”, tempère-t-on à l’institut. Les avis énoncés par le Wildenstein Institute suscitent d’autres surprises. Toute lettre d’avis est suivie d’un encadré paradoxal : “le présent avis, qui est rendu à l’issue de l’étude quant à notre intention d’inclure ou de ne pas inclure cet objet dans le catalogue concerné, n’a pas à être motivé et ne peut en aucun cas donner lieu à une quelconque réclamation. Cet avis ne peut en aucun cas être interprété comme une appréciation portant sur l’authenticité, l’attribution, la propriété ou l’état de l’objet”. Sic ! “Nous ne sommes pas des experts. Nous donnons un avis gratuit, objectif, qui est le nôtre à un moment donné, au vu de nos connaissances”, rétorque le Wildenstein Institute, selon une argumentation spécieuse distinguant le spécialiste de l’expert.
Peu d’experts consentiraient toutefois à défier la puissante enseigne des Wildenstein. “Lorsqu’un tribunal me demande d’expertiser une œuvre, j’ai la chance de pouvoir être indépendant. Il y a quelques années, j’ai participé à une expertise judiciaire autour de la Chemise de Van Dongen. Un collège de deux experts devait être nommé. Philippe Maréchaux avait accepté, alors que beaucoup d’autres ont refusé faute de pouvoir être libre face aux différentes autorités. Le tableau était contesté par les Wildenstein, mais nous l’avons déclaré authentique. J’arrive à être indépendant car je ne fais plus de ventes publiques. Les experts généralistes doivent régulièrement demander l’avis des Wildenstein, donc ils ont peur de les froisser”, explique Guy-Patrice Dauberville. Toute procédure judiciaire soumet l’œuvre à l’ordalie de l’authenticité et à la loi du marché. Les avis divergent quant à l’influence d’un tel événement sur la valeur d’une œuvre. “Quand une œuvre est contestée, quelle que soit la qualité du contestataire, il y a une dépréciation de l’œuvre”, assure Guy-Patrice Dauberville. “La cote d’une œuvre qui se trouve authentifiée à l’issue d’un procès est agrandie. L’œuvre acquiert une authenticité qui n’est plus contestable”, déclare à l’inverse Christian Parisot, un brin péremptoire.
Cote des artistes vivants
La problématique des faux est évacuée pour les catalogues raisonnés entrepris avec les artistes du temps de leur vivant. Denyse Durand-Ruel s’est ainsi attelée à l’inventaire des œuvres d’Arman, de César et de Jean-Pierre Raynaud à partir de 1970. “Le fait de travailler avec un artiste vivant est plus simple car on lui soumet les pièces et il décide s’il faut les intégrer ou pas”, explique-t-elle. Annick Boisnard, qui a commencé en 1997 le relevé des œuvres de Daniel Buren, confirme l’intérêt d’une publication contemporaine de l’artiste. Dans la mesure où Buren travaille in situ, la plupart des œuvres n’existe que sous forme documentaire. Selon Denyse Durand-Ruel, les catalogues raisonnés n’influent pas sur la cote des artistes vivants, mais leur permettent d’avoir une vision de toute leur œuvre. “Je pense que Buren est très content mais cela ne l’intéresse que modérément. Il n’aime pas regarder en arrière. Bien que le côté rétrospectif ne l’intéresse pas, il a paradoxalement conservé toutes les archives, le double de toutes ses lettres. Il a pris plus de 100 000 photos de ses œuvres. Le catalogue raisonné permet de connaître tout son travail. Une rétrospective, même si on voulait la faire, est impossible car les trois-quarts des œuvres n’existent pas”, poursuit Annick Boisnard. Selon une chronologie inversée, le duo a déjà publié le tome 2 correspondant aux années 1964-1966 ainsi qu’un volume thématique sur les Cabanes éclatées. Le volume des années 1997-1999 sera publié cet été, au moment de l’exposition qui lui sera consacrée à Beaubourg. Si la présence d’une œuvre de Daniel Buren dans le catalogue raisonné est un “plus”, le certificat s’avère essentiel. À l’instar de nombreux artistes minimalistes, il impose un certificat très précis concernant les obligations de l’acquéreur. “Si dans un catalogue de vente, l’œuvre n’est pas photographiée d’une certaine manière et ne dispose pas du certificat, Buren peut la déclarer fausse”, explique-t-elle. L’élaboration d’un catalogue raisonné induit des frais importants et peu de maisons d’éditions sont prêtes à s’engager dans des aventures dispendieuses n’intéressant qu’une poignée de marchands et de bibliothèques. Denyse Durand-Ruel peine à trouver un éditeur pour l’additif au catalogue de César. Daniel Buren semble avoir contourné ce problème en créant une petite maison d’édition, 11/28/48, pour assurer la pérennité de l’entreprise.
- Jean-Claude Martinet et Guy Wildenstein, Marquet, l’Afrique du Nord, catalogue de l’œuvre peint, Skira/Seuil/ Wildenstein Institute, 2002.
- Andreï Nakov, Kazimir Malewicz, Adam Biro, 2002.
- Jean et Henry Dauberville, Bonnard, catalogue raisonné de l’œuvre peint révisé et augmenté 1888-1905, Bernheim-Jeune, 2002.
- Guy-Patrice et Michel Dauberville, Matisse, Bernheim-Jeune, 2002.
- Daniel Wildenstein, Gauguin, Skira/Seuil/Wildenstein Institute, 2001.
- Collectif, Niki de Saint-Phalle, Peintures, tirs, assemblages, reliefs 1949-2000, Acatos, 2001.
- Françoise Cachin, Paul Signac, Gallimard, 2000.
- Michel Poletti et Alain Richarne, Barye, catalogue raisonné des sculptures, Gallimard, 2000.
- Gerald M. Ackerman, Jean-Léon Gérôme, ACR Édition, 2000.
- Bruno Gaudichon, Anne Rivière et Danielle Ghanassia, Camille Claudel, catalogue raisonné, Adam Biro, 1999.
- Jean Clair et Virginie Monnier, Balthus, catalogue raisonné de l’œuvre complet, Gallimard, 1999.
- Patrick Offenstadt, Jean Béraud, la Belle Époque, une époque rêvée, Taschen/Wildenstein Institute, 1999.
- Collectif, Odilon Redon, catalogue raisonné, mythes et légendes, Wildenstein Institute/La bibliothèque des arts, 1998.
- Pierre Encrevé, Soulages, l’œuvre complet tome 3, Peintures 1979-1997, Le Seuil, 1998.
- Denyse Durand-ruel, Jean-Pierre Raynaud, catalogue raisonné tome 1 (1962-1973, Éditions du Regard, 1998.
- Gérard Denizeau et Simone Lurçat, L’Œuvre peint de Jean Lurçat, catalogue raisonné, Acatos, 1998.
- Collectif, Albert Gleizes, catalogue raisonné, 2 vol., Somogy/Fondation Albert- Gleizes, 1998.
- Alain Blondel, Tamara de Lempicka, catalogue raisonné 1921-1979, Acatos, 1998.
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Les catalogues raisonnés ont le vent en poupe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°141 du 25 janvier 2002, avec le titre suivant : Les catalogues raisonnés ont le vent en poupe