Du vase Gallé à la commode Empire, des cannes aux soldats de plomb, le Village suisse et le Louvre des Antiquaires regorgent de curiosités décoratives. Un brin aseptisés, ces lieux ont longtemps été les passages obligés des flâneurs du dimanche ou des chineurs invétérés. Le Village suisse a été détrôné dans les années 1980 par l’aspect plus glamour et central du Louvre des Antiquaires. Regroupant entre 200 et 250 antiquaires, cet espace commercial a connu une fortune en dents de scie. Après des années de gloire, il succombe aujourd’hui à une lente érosion. L’absence de grosses pointures généralistes fossilise lentement cet espace qui, faute d’une politique volontariste de l’administration, peine à trouver un nouvel élan.
PARIS - Le Village suisse, né dans les baraques de l’Exposition universelle de 1900, a connu son heure de gloire dans les années 1960, au moment où un projet d’urbanisation prévoyait de stabiliser les stands aménagés dès lors en véritables galeries. L’activité du Village touche souvent une clientèle de proximité, près de 60 % du chiffre d’affaires étant réalisé auprès des Français. Régulièrement brocardé par la proportion grandissante des décorateurs sur les antiquaires, le Village suisse peine aujourd’hui à imposer une identité forte. À l’inverse des autres lieux, il ne s’attache pas à mettre en place une charte de qualité, préférant laisser les antiquaires responsables de leurs choix. Les six patios baptisés de noms de cantons helvétiques sont plus propices à la promenade qu’à de réelles découvertes.
Les Magasins du Louvre, nés en 1855 et rachetés en 1867 par Alfred Chauchard et Zacharie Hériot, représentent une entreprise juteuse jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Leur dernier propriétaire, Claude Taittinger, revend l’affaire en 1973 à une société immobilière de la Générale occidentale, la Fiparim, dirigée par Jimmy Goldsmith. Très vite, une partie du capital est cédée à la caisse de retraite des employés des postes britanniques qui entreprend de réhabiliter le bâtiment pour créer en 1978 le Centre d’affaires du Louvre et le Louvre des Antiquaires, propriété de la Société foncière lyonnaise depuis 1995. Moyennant des baux de douze ans et des locations mensuelles variables selon l’emplacement – à titre indicatif, 1 220 euros par mois pour une boutique d’angle d’une dizaine de mètres carrés –, les antiquaires bénéficient de la promotion, du gardiennage, de l’électricité et de l’entretien des parties communes. L’achat d’un bail pour une boutique de 10 m2 qui, dans les années 1970, s’élevait à 2 286 euros, vaut aujourd’hui, au bas mot, 30 500 euros. Ici, comme aux Puces de Saint-Ouen, la rotation des marchands reste faible en dépit des crises successives, notamment celle entraînée par la guerre du Golfe, qui a lourdement affecté près de 15 % des antiquaires. Le concept, inspiré par les “shopping malls” (centres commerciaux) anglo-saxons, a tenté une implantation à New York, entre 1987 et 1992, sans obtenir le succès escompté.
Le Louvre des Antiquaires a connu ses belles heures dans les années 1980 grâce à l’arrivée de marchands de qualité. La mère de François Curiel, le président de Christie’s France et Europe, s’y était installée vers la fin des années 1970 et jusqu’en 1995 sous l’enseigne des Bijoux du Louvre. “Le concept était alors intéressant, proche de la foire. On pouvait comparer les objets et les prix comme sur des stands. Les commerçants bénéficiaient de tarifs d’assurance très concurrentiels et d’une position centrale sans avoir les frais que suppose une grande galerie”, explique François Curiel. Le Louvre servait alors de tremplin pour des marchands qui, une fois leur réputation assise, s’envolaient vers d’autres quartiers. Tel fut le cas de Georges de Jonckheere ou du spécialiste de l’art océanien Anthony Meyer. Installé au Louvre entre 1980 et 1984, ce dernier avoue avoir quitté le lieu faute de trouver la clientèle pour des objets majeurs.
La marchandise du Louvre s’est, au fil des années, uniformisée, épousant par trop les desiderata de la clientèle américaine et moyen-orientale.
“Une clientèle qui a besoin d’être formée”
“On a besoin au Louvre des Antiquaires d’une marchandise bien particulière, entièrement remise en état. 70 % des ventes d’objets de plus de 7 600 euros et des meubles de plus de 15 245 euros s’effectuent avec les étrangers, alors qu’au départ on s’adressait aux professions libérales de province de passage à Paris, explique l’expert Patrick de Buttet, délégué du cabinet APPAP au Louvre. On a une typologie de clients aujourd’hui qui a le même réflexe de rapidité, prêt à emballer, prêt à jouir. Chaque fois qu’un marchand a voulu présenter des objets dans leur jus, cela ne fonctionnait pas. D’une certaine façon, on a une clientèle qui a besoin d’être formée, prise en main. C’est la raison pour laquelle les marchands sont aussi des décorateurs.” Le XVIIIe siècle est faiblement représenté, à l’exception notable de la galerie Yann Allée qui maintient une ligne égale de qualité. Depuis quatre ou cinq ans, les vitrines regorgent d’une marchandise pompeuse de style Biron, sans compter les objets Art nouveau qui, malgré le retrait des Japonais, foisonnent au rez-de-chaussée. “Les gens claironnent souvent que les objets du Louvre sont faux, alors qu’il s’agit de meubles du XIXe s’inspirant de la Régence ou du Louis XV. Ils ne sont jamais présentés autrement. Est-ce de notre faute s’ils valent parfois plus cher que le XVIIIe ?”, s’impatiente Patrick de Buttet. La charte de qualité du Louvre stipule des règles précises quant à l’ancienneté des objets. Les pièces doivent avoir plus de quarante ans d’âge lorsqu’ils sont représentatifs de leur époque et plus de cent ans lorsqu’il s’agit de copies. Les antiquaires perdent théoriquement leur bail commercial s’ils se hasardent à proposer des faux. L’expert reconnaît toutefois que, malgré les avertissements, une dizaine de moutons noirs continuent à sévir. Si les généralistes sont aujourd’hui fustigés pour la qualité relative de leurs objets, les marchands de spécialité tirent mieux leur épingle du jeu. Des professionnels comme Édouard de Sevin en orfèvrerie, Vincent L’Herrou pour la céramique ou encore la galerie Tourbillon pour l’Art nouveau s’efforcent de préserver un niveau respectable. “Dans le carré bijouterie, on est obligé de serrer les marges et d’être consciencieux en raison de la concurrence des trente-deux marchands”, souligne de son côté la bijoutière Danielle Kobrine.
À l’image de toute la profession antiquaire, l’activité du Louvre est fragilisée par la crise économique. Destinés majoritairement à un public étranger, les objets du Louvre correspondent peu au goût parisien. “Depuis un an, on constate une baisse du rythme des affaires. Les gens sont plutôt vendeurs. Ils annoncent aux acheteurs français le tiers du prix. En raison du snobisme actuel, on a perdu beaucoup de clientèle pour le XVIIIe siècle”, reconnaît Patrick de Buttet. Claude Vittet, ancien collaborateur de Georges de Jonckheere, constate un décalage entre sa marchandise, constituée de tableaux flamands et hollandais, et la clientèle du Louvre : “Jusqu’en 1995-1996, ma clientèle était française. Depuis deux ans, il s’agit essentiellement d’étrangers. Il y a un décalage entre notre marchandise et la clientèle du Louvre. Nous cherchons un public plus proche du connaisseur.” Jacques Ollier, qui a officié pendant vingt-deux ans au Louvre des Antiquaires tout en disposant depuis sept ans d’un magasin quai Voltaire, vient de déménager pour le très attractif Faubourg Saint-Honoré. La faible hauteur de plafond dont sont pourvus les espaces du Louvre motive en partie cette décision. Malgré certaines défections et un constat d’ensemble en demi-teinte, les marchands se montrent bienveillants vis-à-vis du Louvre des Antiquaires tout en regrettant son image fanée. “Le lieu souffre de la multiplication des salons. Chaque week-end, la clientèle est sollicitée par une nouvelle foire. Le Louvre des Antiquaires n’est plus le seul lieu de promenade”, explique Georges de Jonckheere. “Les Parisiens sont fâchés avec le Louvre des Antiquaires, qu’ils ne trouvent pas assez amusant, un peu vieillot”, regrette la galeriste Florence de Voldère. La jeune Galerie des Modernes, installée depuis 1998, se veut confiante. En témoigne la récente acquisition d’un second espace dévolu au commerce d’œuvres peu onéreuses, entre 400 et 4 000 euros. “Nous n’avions pas de clientèle lorsque nous nous sommes installés. Nous avons découvert un bon volant de particuliers, entre trente-cinq et cinquante ans, que nous avons réussi à fidéliser. Le Louvre est un endroit à la fois confortable et contraignant, puisqu’on doit y être six jours sur sept. C’est sans doute un endroit qui a vieilli, mais est-on nécessairement plus heureux ailleurs ?”, s’interroge Philippe Bismuth, codirecteur de la Galerie des Modernes. Jean Lupu a disposé pendant près de quinze ans d’une vitrine au Louvre, parallèlement à son activité au Faubourg Saint-Honoré. Bien qu’il ait préféré conserver l’antenne du Faubourg, il se veut malgré tout confiant : “Il est vrai que le Louvre n’a pas eu l’importance qu’il aurait dû avoir. Il est dommage que de grands marchands n’y soient pas. Ceci étant dit, je crois en son avenir. Les petits commerçants ont disparu au profit des grandes surfaces. Il n’y a aucune raison pour que le commerce des antiquités échappe à cette logique.”
Les quartiers de galeries connaissent, il est vrai, des cycles de désamour suivis d’une faveur renaissante. Le quartier de la rue de Seine, moribond voilà encore cinq ans, a recouvré sa jeunesse avec un renouvellement des marchands. “J’aimerais étendre le Louvre à un art plus contemporain, assure Patrick de Buttet. Inviter des marchands contemporains signifierait toutefois mordre sur la clientèle des marchands anciens. On ne peut faire cela qu’en douceur. Lorsqu’on connaît le contemporain, on ne revient jamais en arrière.” Faute d’investissements, le Louvre des Antiquaires s’apparente à un centre commercial, architecturalement daté, accompagné par une musique d’ambiance bas de gamme. La promotion du lieu est devenue au fil des années déficiente. Les préoccupations de l’administration s’expriment davantage en termes de revenus locatifs, au mépris d’une réelle connaissance du marché. Les loyers ont ainsi connu une hausse importante au moment de la guerre du Golfe. Une nouvelle progression d’environ 25 % prévue d’ici à la fin de l’année fait grincer quelques dents. “Le centre a besoin d’oxygène. L’administration n’a pas compris qu’il faut retenir les locomotives et ne pas augmenter les loyers en temps de crise, déplore Vincent L’Herrou. On a insisté cette année pour que la fête du Louvre soit préservée, alors qu’on l’avait annulée l’an dernier. Cette soirée donne un coup de fouet au commerce.” Outre cette soirée privée, l’organisation régulière d’expositions festives pourrait régénérer un Louvre somnolent.
Le Village suisse, 78 rue de Suffren, 54 avenue de La Motte-Picquet, 75015 Paris, tél. 01 45 66 00 09, tlj sauf mardi et mercredi de 10h30 à 19h, www.levillagesuisseparis.com
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Abonnez-vous dès 1 €Le Louvre des Antiquaires, 2 place du Palais-Royal, 75001 Paris, tél. 01 42 97 27 00, tlj sauf lundi de 11h à 19h, www.louvre-antiquaires.com ; Fête du Louvre, sur invitation, le 28 novembre.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°159 du 22 novembre 2002, avec le titre suivant : Les avatars des centres commerciaux d’antiquités