En condamnant Sotheby’s à payer des droits au décorateur d’un appartement dont la maison de ventes avait dispersé les meubles aux enchères, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris freine les présentations in situ qu’affectionnent les sociétés de ventes. L’occasion d’un exercice rare pour un tribunal : faire l’inventaire des biens et leur prisée en droit d’auteur. Et un rappel au règlement pour les professionnels.
PARIS - Forcée de s’adapter au droit français des ventes aux enchères et aux subtilités de ses garanties d’authenticité, Sotheby’s en découvre maintenant les particularités du droit de la propriété intellectuelle. Elle les connaissait déjà pour les problèmes du droit de suite qu’ignorent ses vacations à Londres et New York, et pour ceux du droit de reproduction dans les catalogues de ventes publiques, leurs confrères et concurrents Christie’s et Guy Loudmer ayant déjà eu maille à partir avec l’ayant droit d’Utrillo, Jean Fabris, et l’ADAGP. La dernière affaire l’entraîne plus loin encore dans les arcanes du droit d’auteur.
En l’espèce, Sotheby’s avait été chargée en 2000 de disperser les meubles et objets d’un hôtel particulier, sa filiale Sotheby’s International Realty étant mandatée pour vendre l’immeuble.
Mais, sept ans plus tôt, le propriétaire avait chargé un bureau d’architecture intérieure d’aménager l’immeuble en reprenant sa décoration intérieure, incluant la réalisation de divers mobiliers. À l’occasion de la vente, l’architecte constatait que le catalogue comportait des représentations des “scènes d’architecture intérieure et des éléments du mobilier dont il était l’auteur”, parmi lesquelles certaines figuraient aussi sur le site Internet de Sotheby’s. Il interpellait Sotheby’s, qui objectait n’avoir eu connaissance de son intervention d’auteur que par sa mise en demeure, après impression et diffusion du catalogue qui, au surplus, ne montrait que de “manière exceptionnelle et très incomplète” les objets en cause, et ce, “dans le seul but de présenter au mieux les objets et œuvres d’art mis en vente”. L’architecte n’estima pas satisfaisante la proposition de Sotheby’s d’informer le public que le décor était sa création, ni suffisant le dédommagement financier proposé, et décida donc d’assigner.
C’est cette affaire de contrefaçon peu ordinaire que le TGI de Paris a jugé le 17 décembre dernier (1).
Les juges avaient à trancher les arguments contradictoires des parties. Sur le principe, la question semblait simple dès lors que les œuvres d’architecture et d’arts appliqués sont visées par le code de la propriété intellectuelle comme susceptibles d’être protégées. Reste que, pour bénéficier du droit d’auteur, les créations doivent être originales. Sur les éléments de l’architecture intérieure, il n’y eut pas de différents entre les plaideurs (n’étaient bien sûr les conséquences financières...). En revanche, concernant les éléments mobiliers, Sotheby’s soutint qu’il ne s’agissait que de répliques de créations anciennes tombées dans le domaine public et donc dénuées d’originalité.
Le devoir d’interrogation des professionnels
Pour trancher, le tribunal consacrait quatre pages d’attendus à un inventaire pièce par pièce du contenu litigieux. S’aidant du catalogue, les juges se sont imaginés dans le salon, où ils ont examiné tour à tour une paire de banquettes avec des coussins, jugées originales, puis un canapé (banal), une paire de bibliothèques (originales du fait de la disposition très particulière des étagères et de l’éclairage spécifique), enfin un meuble de séparation inspiré de la Restauration (mais néanmoins original car touchant le plafond pour créer une rupture du volume de la pièce). Puis, la visite d’une salle de conférences leur a permis de considérer que la table de style Directoire était originale par son plateau en cuir “apportant un effet visuel rythmé de damiers d’une seule couleur”. Dans la chambre, les magistrats écartaient le lit et son ciel ainsi que le canapé ; dans la salle de bains, ils délaissaient un meuble sous lavabo ; enfin, dans la rotonde, hésitant un peu sur deux meubles bibliothèques arrondis aux formes de la pièce “comme au XVIIIe”, ils repêchaient ceux-ci au bénéfice d’éléments décoratifs ajoutant un élément significatif d’originalité.
In fine, ces attendus, qui semblaient sortis d’un journal d’art, les conduisaient à dire qu’il y avait bien eu reproduction illicite, relevant au passage que, si “la jurisprudence admet une exception [...] lorsque la représentation/reproduction est accessoire à une représentation principale que serait, ici, la présentation de l’hôtel particulier mis en vente”, cette exception ne pouvait s’appliquer dans l’affaire. En effet, “si les meubles litigieux proposés à la vente ont souvent été photographiés dans leur environnement, ils n’en ont pas moins été nettement individualisés sans nécessité évidente au regard des diverses présentations du patrimoine mis en vente, démontrant ainsi qu’ils ne sauraient être considérés comme accessoires à ladite vente”. Pour boucler l’argument, les juges ajoutaient que la plupart des meubles ne pouvaient être tenus comme “immeubles par destination”, ce qui aurait justifié de “les faire figurer sur une représentation d’ensemble de l’immeuble à vendre”.
La demande de l’architecte ne se limitait pas à l’atteinte à ses droits patrimoniaux de reproduction et de représentation. Il avait également soutenu que, en présentant l’intérieur de la demeure dans ses catalogues, Sotheby’s et sa filiale avaient porté atteinte à son droit moral, particulièrement à son droit de divulgation, qui fait de l’auteur le seul maître des conditions de présentation de son œuvre au public.
Problème : si on admet que les droits patrimoniaux de l’architecte restent sa propriété après l’exécution de l’ouvrage (ainsi Peï a-t-il conservé les droits sur la pyramide du Louvre), car ils sont indépendants de la propriété matérielle de l’immeuble, le même principe ne peut s’appliquer au droit de divulgation, sauf à interdire l’accès à tous sauf au propriétaire. C’est pourquoi le tribunal, rappelant que le droit de divulgation “s’épuise par l’édification et l’achèvement de l’immeuble”, a considéré que “les livraisons et réceptions successives des travaux commandés (par le propriétaire) constituaient l’exercice du droit de divulgation de l’architecte”.
Sotheby’s ne fut pas pour autant tirée d’affaire sur la question du droit moral. En effet, ce droit comporte, outre le droit moral, le droit au nom, c’est-à-dire à la reconnaissance de la paternité de l’auteur. Sur ce point, les juges considéraient que des professionnels auraient dû “s’interroger sur l’existence de droit d’auteur sur les œuvres constituant et contenues dans l’hôtel particulier” qu’ils étaient chargés de vendre, comme un écho à leur devoir de vigilance sur la provenance des biens. Au final, Sotheby’s devra payer deux fois 15 000 euros (pour l’atteinte au droit de reproduction et pour celle portée au droit moral).
(1) Affaire Bonhotal et BBA Architecture c. Sotheby’s France et Sotheby’s International Realty, TGI de Paris, 3e chambre, 1re section, 17 décembre 2002 ; n° RG : 01/01973.
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Le droit d’auteur dans le décor
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°168 du 4 avril 2003, avec le titre suivant : Le droit d’auteur dans le décor