Entre le 21 novembre et le 11 décembre, l’Art déco a occupé le devant de la scène chez quatre études parisiennes. Cheska Vallois qui, avec son mari Bob, tient une galerie rue de Seine à Paris depuis 1970, commente deux de ces ventes. Les vacations de Me Tajan le 24 novembre et de Me Millon le 3 décembre lui sont en effet apparues comme les plus importantes. Au-delà des pièces ayant bénéficié des plus hautes enchères, elle en a également sélectionné d’autres qu’elle a jugées particulièrement intéressantes. Expliquant pourquoi ces œuvres auraient dû retenir l’attention des collectionneurs et autres amateurs des années trente, cette spécialiste de l’Art déco dresse un bilan général du marché.
PARIS - La bonne santé du marché se confirme. C’est la première conclusion qu’il faut tirer de ces ventes. Ce n’est pas une nouveauté dans la mesure où même pendant la crise des années quatre-vingt-dix, l’Art déco a continué à attirer de nombreux collectionneurs. Et aujourd’hui, au moment où de multiples signes peuvent laisser penser que la crise s’éloigne, de plus en plus d’amateurs se manifestent. Les marchands s’en rendent parfaitement compte dans leurs galeries et en ventes publiques, où des objets de qualité atteignent des prix importants.
Chacun a pu s’en apercevoir lors de la vente dirigée par Me de Ricqlès début septembre, au cours de laquelle tout le mobilier d’un appartement décoré par les Dunand père et fils a atteint des sommets. Cette collection avait certes pour atout majeur de n’être jamais sortie. Mais des objets vierges qui n’auraient pas été de très grande qualité n’auraient jamais obtenu de tels résultats. Bien que, lors de cette adjudication, les enchères aient été assez élevées, il n’est pas possible de dire pour autant que les prix s’envolent. Deux millions de francs pour le décor mural et un million de francs pour le panneau avec les zèbres, tous deux de Jean Dunand, sont de très belles enchères, néanmoins justifiées au regard de la qualité des objets, de leur provenance et surtout de leur rareté.
Prix supérieurs au marché
Car pour ce style des années trente, il s’agit bien là du maître mot. De très nombreux objets passent en effet dans les ventes Art déco, mais peu sont véritablement de grande qualité. Rien d’étonnant donc à ce que des œuvres exceptionnelles atteignent des cotes élevées lorsqu’elles sont mises aux enchères. Le cœur de la vacation de Me Tajan, le 24 novembre, dont les 209 lots ont totalisé un produit de 6,6 millions de francs, était constitué par la collection J.S. À la différence des quelques objets signés Pierre Chareau qui présentaient moins d’attrait car récemment passés en vente, certains des dix-sept lots de cette collection parisienne sont partis à des prix supérieurs à ceux du marché : estimé par Félix Marcilhac 50 000 à 60 000 francs, le petit lustre en staff doré en forme de patelle, d’Alberto et Diego Giacometti, a été adjugé 155 000 francs. Le grand (ill. 5), estimé 60 000 à 80 000 francs, a trouvé preneur à 250 000 francs. De même, les deux lampes en terre cuite (ill. 1), estimées 60 000 à 80 000 francs, ont été acquises à 205 000 francs, alors qu’en galerie, elles n’auraient pas dépassé 170 000 francs. Mais il va sans dire que le marché va évoluer et prendre en compte ces nouveaux prix.
À la différence de Jean Dunand, Émile Jacques Ruhlmann ou Armand Albert Rateau, dont les créations sont appréciées depuis longtemps, certains artistes bénéficient de l’évolution du goût. Depuis quatre ans, Jean Michel Frank fait partie de ces créateurs que les amateurs redécouvrent. Les prix de ses œuvres tendent donc à croître et atteignent aujourd’hui leur véritable niveau. Les collectionneurs, qui l’ont découvert tardivement, contribuent en effet à une certaine inflation des prix en ventes publiques.
Les œuvres de Frank se vendent très bien, aussi bien en vente publique qu’en galerie et auprès de clients français comme américains. Adjugée 150 000 francs, la petite table roulante à deux plateaux a par exemple quasiment triplé son estimation, tout comme la table console haute à deux plateaux qui a été vendue 210 000 francs. Mais ce phénomène est sain, car les objets s’échangent désormais à leur juste valeur, comme cette table basse de forme chinoise (ill. 3) qui a bénéficié de la plus forte enchère de la vente. Estimée 150 000 à 200 000 francs, je l’ai achetée 360 000 francs hors frais, car les meubles en galuchat de Frank sont excessivement rares et qu’en l’occurrence, il s’agissait d’un très bel objet de collection.
Engouement pour Dupré-Lafon
Je suis venue à la vente du 4 décembre, dirigée par Me Millon, dans le but d’acquérir la console réalisée par Alberto Giacometti pour Jean-Michel Frank (ill. 4). Estimée 300 000 à 400 000 francs, elle m’a été adjugée à 320 000 francs, très nettement en dessous de sa valeur réelle, sans que je puisse me l’expliquer. D’autant que la marchandise se raréfiant de plus en plus, les prix ont tendance à augmenter car les amateurs “poussent” les objets qui leur sont présentés, surtout ceux de qualité, ce qui est souvent le cas des créations de Paul Dupré-Lafon, même si j’estime qu’il n’a pas le génie de Jean-Michel Frank.
Cette jolie paire de tabourets en “X” de Dupré-Lafon (ill. 6), sous-estimée entre 15 000 et 20 000 francs, a ainsi trouvé preneur à 110 000 francs : un prix qui n’est pas incroyable en soi, mais sans rapport avec le marché. En vente publique du moins car, dans les galeries, les grandes pièces sont déjà proposées à des prix élevés. Mais cette vente a semble-t-il bénéficié d’un véritable engouement pour les meubles de Dupré-Lafon. Ainsi la table basse à plateau rectangulaire laqué à la feuille d’or a fait un très beau prix : estimée 30 000 à 40 000 francs, elle est partie à 245 000 francs. De même, le meuble secrétaire de forme cubique entièrement gainé de parchemin, estimé 50 000 à 70 000 francs, a été emporté à 250 000 francs. Quant au bureau à large plateau rectangulaire, je le trouvais sans grand intérêt. Pourtant, il a fait un fort beau résultat : estimé 30 000 à 40 000 francs, il a été adjugé 220 000 francs.
La présence de nombreux marchands, qui ont acheté plus de 75 % des meubles de Dupré-Lafon et la majorité des pièces importantes de la vacation, explique toutefois ces résultats. Mais ce n’est pas une nouveauté puisque lors de la dispersion du mobilier de Dunand, les enchères étaient également montées parce que l’acquéreur avait face à lui des galeristes. Preuve que si les ventes publiques confortent les prix, elles n’inventent rien mais participent à un marché sain.
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L’Art déco en duo majeur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°50 du 19 décembre 1997, avec le titre suivant : L’Art déco en duo majeur