Ces derniers mois, les maisons de vente étrangères ont pris pied avec détermination sur le marché de l’art contemporain, en mettant en vente les œuvres d’artistes dont la renommée est encore fraîche. Elles s’engouffrent ainsi dans un secteur qui était jusqu’alors l’apanage des galeries d’art, et celles-ci pourraient pâtir de cette concurrence.
NEW YORK et LONDRES (de nos correspondants) - Au mois de mai 1997 a eu lieu un événement qui commence à faire figure de tournant sur le marché de l’art contemporain. À New York, Sotheby’s a procédé à la vente d’une collection d’art très actuel, dont la majeure partie était constituée non pas de valeurs sûres et sans surprise que l’on peut facilement accrocher dans son salon, mais d’œuvres provocatrices, voire difficiles, comme le grand matelas ambré sculpté par Rachel Whiteread.
Beaucoup pensaient que le pari était très risqué, mais il s’est révélé gagnant : 83,7 % des lots ont été vendus, produisant un total de 15,2 millions de dollars (91,2 millions de francs). Ainsi, le “matelas” de Rachel Whiteread est parti à 150 000 dollars (900 000 francs), dépassant largement l’estimation de départ de 30 à 40 000 dollars.
À Londres, Christie’s s’est engagée dans la même voie en avril 1998, avec une vente d’art contemporain organisée pour la première fois hors des salons cossus de King Street, dans un immeuble de la friche industrielle de Clerkenwell, en banlieue londonienne (lire le JdA n° 60, 9 mai). Mais la mise en scène de cette culture spontanée et “grunge”, née dans les quartiers pauvres de l’est et du sud de Londres, a coûté tellement cher à Christie’s, a révélé un de ses employés, qu’il semble peu probable que la vente ait pu dégager un véritable bénéfice. Son succès a cependant marqué le début d’une nouvelle rivalité directe entre maisons de vente et galeries. Elle a enregistré un produit total de 2,8 millions de livres sterling (16,8 millions de francs). Les artistes au programme de la vacation étaient pour la plupart relativement célèbres, sans être les plus cotés de leur domaine. Parmi les plus en vue figuraient Sol LeWitt, Joseph Kosuth, Jannis Kounellis, Mario Merz, Andres Serrano, Cindy Sherman, Sigmar Polke et Damien Hirst.
Les résultats des ventes de Sotheby’s New York en mai – 42,3 millions de dollars (253,8 millions de francs) – et ceux de Christie’s Londres en avril confirment la volonté des maisons de vente de ne pas se limiter au rôle d’intermédiaire pour intervenir directement dans un secteur jusque-là chasse gardée des galeries.
En dépit du redressement du marché de l’art contemporain depuis 1996, les maisons de vente se retrouvent face à un problème de taille. Le nombre d’œuvres de qualité qui arrivent sur le marché est aujourd’hui insuffisant pour alimenter leurs besoins, d’où la nécessité de développer sans cesse de nouveaux marchés, autant pour les œuvres que la clientèle. Les auctioneers ne peuvent plus se contenter d’attendre passivement le moment de la vente pour réaliser des affaires, il leur faut dorénavant s’impliquer dans le commerce de détail ainsi que dans l’achat et la vente pour le compte de leurs clients.
Sotheby’s rachète Deitch Projects
C’est en 1990 qu’elles ont commencé à s’intéresser au commerce de détail. Sotheby’s, avec la galerie Acquavella, a déboursé 142,8 millions de dollars (856,8 millions de francs) pour acheter les quelque 2 300 œuvres d’art moderne de la succession Pierre Matisse, marchand d’art installé à New York et fils cadet du peintre. Ayant acquis la prestigieuse et autrefois dynamique galerie Andre Emmerich en 1996, Sotheby’s a encore progressé sur le marché de l’avant-garde au mois de septembre 1997 en rachetant Deitch Projects, l’une des galeries d’art contemporain les plus actives de New York.
Diana Brooks, présidente de Sotheby’s Holdings, a annoncé que le marchand et conseil Jeffrey Deitch a rejoint Sotheby’s afin de développer et de gérer un programme de galeries d’art du XXe siècle. Cette joint-venture réalisée par Sotheby’s – pour environ un million de dollars (6 millions de francs) – avait pour objectif de “présenter davantage d’artistes contemporains reconnus et d’accorder plus d’importance à l’évolution de l’art d’avant-garde du XXe siècle”, a déclaré Diana Brooks. L’arrivée de Jeffrey Deitch ouvre à Sotheby’s la porte du marché de l’art contemporain. Actif dans ce secteur depuis 1974, il fait preuve d’une aptitude certaine à prédire les évolutions futures du marché.
Christie’s, qui a racheté Spink, Thomas Gibson & Leger, a même réussi à gommer la frontière entre le monde des musées et celui du commerce. Ce n’est pas un hasard si le catalogue de la vente du mois d’avril, à Londres, ressemblait à un catalogue d’exposition particulièrement soigné. En février, sous le titre “Painting Object Film Concept”, Christie’s a présenté des œuvres issues de la collection Herbig. Conçue comme une véritable exposition et non comme une vente, l’essentiel de cette collection d’œuvres minimalistes et conceptuelles, constituée dans les années soixante et soixante-dix, s’est depuis retrouvé proposé dans la vente du 4 juin.
L’exposition s’entourait du dispositif institutionnel habituel : Richard Francis, ancien conservateur du Musée d’art contemporain de Chicago, en était le commissaire, et une installation de rue avait été commandée pour l’occasion à Daniel Buren. Le texte du catalogue accompagnant l’installation avait été rédigé par Harald Szeemann, médiatique conservateur et directeur de la Kunsthalle de Berne entre 1961 et 1969, commissaire de la Documenta V en 1972, et créateur d’“Aperto”, le pavillon des jeunes artistes à la Biennale de Venise 1980.
Un plus large public
“C’est vraiment l’art de l’avenir. Nous voudrions faire savoir que les maisons de vente vont désormais non seulement investir dans le marché de l’art contemporain mais également le soutenir. En effet, c’est le seul secteur qui affiche une croissance continue, constate Neal Meltzer, 32 ans, responsable du département d’Art contemporain de Christie’s et lui-même fils de collectionneurs de Pop Art. Certains amateurs d’art fréquentent les salles de vente de Christie’s mais ne mettent pas les pieds dans les jeunes galeries. Grâce à notre action, les artistes contemporains ont accès à un large public. Cela peut être extrêmement passionnant et leur donner un important coup de pouce, ou plus simplement mieux faire connaître leur œuvre.”
Quelle que soit la qualité du travail mené par les galeries et le soutien qu’elles apportent aux artistes pour favoriser l’évolution de leur carrière, l’appréciation de la valeur d’un objet appartient, en dernier lieu, à l’acquéreur. Elle est fonction du prix que ce dernier est prêt à payer sur le marché. Lorsque Anita et Burton Reiner ont acquis la première plate painting de Schnabel pour 100 000 dollars (600 000 francs), la vente a établi cet artiste comme peintre majeur aux yeux du public.
L’entrée des maisons de vente sur le marché de l’art contemporain offrira une transparence accrue en matière de prix et permettra aux propriétaires des œuvres de disposer de liquidités. Il est probable qu’il en résultera un développement du marché qui ne devrait pas beaucoup profiter aux galeries d’art. Ces dernières risquent en effet de se trouver cantonnées dans le rôle peu profitable de soutien aux jeunes artistes en début de carrière, tandis que les maisons d’enchères tireront profit de la mise en vente d’œuvres d’artistes qui commencent à être reconnus.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’art contemporain, secteur d’une concurrence accrue
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : L’art contemporain, secteur d’une concurrence accrue