Droit - Ventes aux enchères

L’adjudication vaut transfert de propriété

Par Pierre Noual (Avocat à la cour) · Le Journal des Arts

Le 19 juin 2024 - 958 mots

Dans un litige opposant Christie’s et Sotheby’s au Conseil des maisons de vente, le Conseil d’État rappelle que l’adjudication vaut transfert de propriété sans qu’il soit possible d’y déroger.

Le propre des ventes volontaires aux enchères publiques est de faire intervenir un tiers opérateur, le « commissaire-priseur », comme mandataire du propriétaire-vendeur, à qui il incombe de proposer et d’adjuger le bien au mieux-disant des enchérisseurs. Dans le cadre de cette intermédiation, le prononcé du terme « adjugé », accompagné du traditionnel coup de marteau, rend la vente parfaite, c’est-à-dire que la propriété est acquise même si la chose n’a pas encore été livrée et le prix payé.

Pour autant, certains professionnels du marché de l’art, tels que Sotheby’s ou Christie’s (mais non Drouot), ont souhaité sécuriser leurs transactions en insérant dans leurs conditions générales de vente (CGV) des clauses de réserve de propriété selon lesquelles le transfert de propriété du lot adjugé est retardé jusqu’au paiement intégral du prix. Par un récent arrêt (28 mars 2024), le Conseil d’État a désavoué cette pratique en affirmant que le transfert de propriété est acquis par l’adjudication et non par le paiement du prix et qu’il est impossible d’en convenir autrement ou de constituer des garanties de paiement supplémentaires.

À l’origine, il faut se souvenir que le nouveau Conseil des maisons de vente, institué par la loi du 28 février 2022 visant à moderniser la régulation du marché de l’art, a élaboré un recueil des obligations déontologiques des opérateurs de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques, approuvé par un arrêté du ministre de la Justice du 30 mars 2022, dont le paragraphe 10.2 énonce que « l’adjudication opère le transfert de propriété ». Le litige pourrait surprendre puisque ce texte ne faisait que reprendre, quasiment à l’identique, les termes de la version du recueil des obligations déontologiques antérieurement en vigueur et approuvée par un arrêté du 21 février 2012. Néanmoins, Sotheby’s a saisi le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir afin d’annuler cet arrêté de 2022 qui faisait obstacle à ses propres pratiques et était susceptible, selon elle, de fonder des poursuites disciplinaires à son encontre.

Par principe, l’article 1583 du Code civil prévoit que la vente est « parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l’acheteur à l’égard du vendeur, dès qu’on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n’ait pas encore été livrée ni le prix payé ». Pour la Cour de cassation, cette règle générale n’est pas d’ordre public et il est possible de s’y soustraire par le jeu d’une clause de réserve de propriété, telle que prévue par l’article 2367 du Code civil. Cette sûreté permet de suspendre l’effet translatif d’un contrat de vente jusqu’au complet paiement. Or, pour le Conseil des maisons de vente, le régime de la vente par adjudication s’oppose à ce que les parties puissent convenir librement d’une règle de transfert de propriété dérogatoire. Il est vrai que le législateur a entendu soumettre les ventes aux enchères publiques de meubles aux règles spéciales prévues par le Code de commerce.

La loi envisage les défauts de paiement

La loi envisage les défaillances de paiement du Code de commerce qui prévoit toutes les conséquences à tirer en cas d’une défaillance de l’acheteur et les garanties dont bénéficient le vendeur et l’adjudicateur. D’une part, le législateur a prévu que le bien adjugé ne peut être délivré à l’acheteur que lorsque l’opérateur ayant organisé la vente en a perçu le prix ou lorsque toute garantie lui a été donnée sur le paiement du prix par l’acquéreur. D’autre part, le législateur a rappelé qu’à défaut de paiement par l’adjudicataire, après mise en demeure restée infructueuse, le bien peut être remis en vente à la demande du vendeur sur « réitération des enchères » (désigné avant 2015 sous le terme de « folle enchère »). Les juges du Palais-Royal devaient donc déterminer si ces dispositions étaient d’ordre public ou si elles pouvaient se concilier avec les dispositions du Code civil, autorisant ainsi Sotheby’s à convenir d’une clause de réserve de propriété.

Pour le Conseil d’État, les règles spéciales du Code de commerce régissent de manière précise les conséquences à tirer de la défaillance de l’adjudicataire. Par conséquent, les dispositions générales du Code civil ne sauraient évincer les règles spéciales du Code de commerce. Il s’agit ni plus ni moins que de l’application de l’adage juridique specialia generalibus derogant qui exprime un principe qui relève de l’évidence, du bon sens, un principe que tout un chacun peut découvrir par lui-même : les lois spéciales dérogent aux lois générales ! En précisant que « l’adjudication opère le transfert de propriété », le conseil des maisons de vente n’a pas défini une règle opposable aux tiers mais a seulement rappelé les effets juridiques que le Code de commerce attache à l’adjudication. En effet, comme l’a rappelé le rapporteur public Nicolas Agnoux, « c’est à travers la délivrance du bien, et non le transfert de propriété, que le législateur a organisé une garantie ». Déboutée de son action, Sotheby’s et d’autres maisons de vente doivent revoir leur copie puisqu’il est désormais impossible d’aménager contractuellement l’adjudication pour retarder le transfert de propriété du lot adjugé jusqu’au paiement intégral du prix.

Cette solution s’avère bienvenue car elle rappelle, ainsi que le soulignait la sénatrice Marie-Hélène des Esgaulx lors des travaux parlementaires relatifs à la loi du 20 juillet 2011 de libéralisation des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques, que « les ventes volontaires gardent une forte spécificité, en raison [notamment] du procédé de l’adjudication, qui détermine le transfert de propriété du bien mis en vente ». Ceci explique que l’adjudication est un acte solennel qui ne doit pas être précipité. Un rappel important car celui qui dirige la vente doit laisser le temps aux amateurs de porter leurs enchères.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°636 du 21 juin 2024, avec le titre suivant : L’adjudication vaut transfert de propriété

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