À mi-chemin entre l’œuvre cinématographique et l’œuvre d’art traditionnelle, la vidéo sollicite des mécanismes juridiques spécifiques, de sa création à son exploitation.
La naissance de l’art vidéo est le fruit de la rencontre entre la sphère technique et plastique, symboliquement marquée par l’« Exposition of Music-Electronic Television » de 1963 où Nam June Paik présenta treize téléviseurs avec autant de versions différentes du même programme. Juridiquement, une telle production de l’esprit correspond à une œuvre audiovisuelle, voire parfois à une œuvre multimédia, qui peut être incorporée au sein d’un support dédié. L’article L. 112-2, 6° du code de la propriété intellectuelle définit l’œuvre audiovisuelle comme « les œuvres cinématographiques et autres œuvres consistant dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non ». L’originalité s’apprécie alors essentiellement à travers la mise en image, le scénario et la composition, soit dans l’enchaînement des séquences et plans, couplé à l’expression résultant du cadrage, de la mise en scène et des choix esthétiques opérés. Placée sous la figure tutélaire de l’œuvre cinématographique, l’œuvre audiovisuelle en épouse le régime dérogatoire au droit commun de la propriété intellectuelle. En effet, une telle œuvre est réputée être de collaboration aux termes de l’article L. 113-7 dudit code. Ont ainsi la qualité d’auteur d’une œuvre audiovisuelle « la ou les personnes physiques qui réalisent la création intellectuelle de cette œuvre ». Par ailleurs, le producteur de l’œuvre revêt une importance particulière, justifiée par la prise de risque économique engendrée.
Entre vidéaste et réalisateur
Face à cette singularité, la pratique des artistes est diverse. Si nombre d’entre eux endossent indifféremment tous les rôles, d’autres, au contraire, fondent leur propre société de production, d’envergure souvent modeste mais leur permettant d’obtenir des financements dédiés et de pouvoir solliciter des techniciens. Enfin, rares sont ceux qui bénéficient de moyens et de structures conséquents, proches de l’économie du cinéma, reflétant le coût élevé de production de ces réalisations. Ainsi, l’œuvre Grosse fatigue de Camille Henrot a mobilisé de nombreux protagonistes. La production a été assurée par la galerie Kamel Mennour et par une société de production, Silex Films, présente dans les sphères du cinéma, de la télévision et de l’art contemporain. Du texte à l’image, en passant par le montage et l’étalonnage, huit compétences différentes ont été mobilisées. La musique originale ayant été composée par le DJ Joakim.
Les liens entretenus entre l’art vidéo et le cinéma s’avèrent aujourd’hui resserrés, à l’image de l’œuvre de Steve McQueen qui présentait lors de la même biennale de Venise Once Upon a Time (2002) et bénéficiait d’un accueil critique et public très vif pour Twelve Years a Slave porté au cinéma. Preuve supplémentaire, le catalogue raisonné de l’artiste, publié en 2012, recensait l’ensemble de son œuvre, dont les longs-métrages Hunger et Shame.
Toutefois, si l’art vidéo peut emprunter au stade de la production les contours de l’œuvre cinématographique, il s’acclimate mal à sa logique au stade de l’exploitation. En effet, si l’art vidéo se déploie dans le cadre de l’exposition et répond à un impératif de rareté, l’œuvre cinématographique vise au contraire une diffusion plus large, assurant des revenus d’exploitation. Une lettre ministérielle du 7 avril 1981, relative aux critères d’affiliation au régime de sécurité sociale des artistes auteurs, s’en fait l’écho. Les activités artistiques non traditionnelles, dont l’art vidéo, peuvent justifier une telle affiliation dès lors que « la prépondérance d’une démarche plastique créatrice est reconnue. L’intention de l’artiste, son circuit de reconnaissance et de diffusion, son mode de rémunération sont des éléments susceptibles d’être pris en considération par la commission professionnelle compétente ». La question du circuit de diffusion et de la rémunération est donc essentielle. L’art vidéo est avant tout une œuvre d’art insérée dans un marché où le support joue un rôle primordial.
Une fiction d’unicité entre l’œuvre et son support
Or, l’aliénation du support représente souvent l’unique source de revenus pour l’artiste. Si certains galeristes ont parfois opté pour un tirage illimité, diffusant à des centaines voire à des milliers d’exemplaires les œuvres, la tendance est assurément au rapprochement vers une conception plus traditionnelle, reposant sur la matérialité et la rareté de l’exemplaire. Le recours à des tirages limités permet alors de créer une fiction d’unicité entre l’œuvre audiovisuelle potentiellement reproductible à l’infini et un support matériel contingenté. Cette fiction d’unicité peut également être créée par le biais de dispositions contractuelles. En effet, le cadre contractuel permet à l’artiste de définir les modalités de présentation de l’œuvre au public. Il permet également d’en assurer l’avenir au profit de son propriétaire. Car la durée de vie ou d’utilisation des supports des œuvres audiovisuelles est limitée, à l’image de la technologie VHS. C’est pourquoi, de nombreuses installations comportent trois éléments, à savoir le submaster, les copies d’exploitation et le matériel de diffusion. Le submaster s’appréciant comme le support matériel d’une œuvre vidéo permettant de la dupliquer sur des supports adaptés.
En cas d’obsolescence de la copie initiale, une nouvelle copie dite de remplacement pourra être réalisée, la première devant être détruite sous peine de constituer une contrefaçon. La problématique de la recréation d’œuvres existantes s’avère ainsi particulièrement délicate. En atteste un litige résolu à l’amiable entre Nam June Paik et le Musée national d’art moderne. Ce dernier avait acquis en 1985 une sculpture vidéo, Moon is the Oldest TV, comme exemplaire unique. Or, à l’occasion d’une rétrospective au Musée Guggenheim de New York en 1999, l’artiste a créé un nouvel exemplaire de l’oeuvre utilisant de nouveaux matériaux en raison de l’évolution technologique. Reprochant à Paik d’avoir violé ses engagements, le Musée national d’art moderne a finalement autorisé l’existence des deux versions à la condition expresse que celles-ci ne soient pas montrées simultanément. Mais la recréation de l’œuvre peut également être réalisée à l’encontre de la volonté de l’artiste. À la fin de sa vie, Nam June Paik fut assigné en 2003 devant un tribunal de l’Ohio par une de ses galeries historiques, la Carl Solway Gallery, pour avoir refusé d’authentifier cinq exemplaires fabriqués dans les années 1990 à 2000 d’œuvres plus anciennes. L’artiste rappelant même sous serment qu’il n’avait jamais autorisé quiconque à procéder à la recréation de ses œuvres. Or, sans certificat d’authenticité les exemplaires s’avéraient invendables et pourraient même constituer des contrefaçons. Si l’affaire a également été résolue hors tribunal, elle dénote néanmoins la place centrale d’un tel document.
À cet égard, outre la garantie d’authenticité et de rareté apportée par le certificat, ce dernier offre la possibilité à l’artiste de céder à titre exclusif ou non, à titre onéreux ou non, le droit de représentation attaché à l’œuvre de l’esprit pour une durée déterminée. Ce droit s’avère essentiel pour la présentation publique de l’œuvre. En l’absence d’une telle autorisation, le propriétaire de l’exemplaire ne pourra procéder qu’à une diffusion domestique de la vidéo. L’entrée de telles œuvres au sein des collections publiques se double toujours d’une cession des droits incorporels, nécessaire à leur exposition. Ceci pourrait expliquer la réticence des collectionneurs à acquérir de telles œuvres, dès lors que les droits incorporels ne seraient pas cédés avec la propriété corporelle.
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La singularité juridique de l’oeuvre vidéo
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°418 du 5 septembre 2014, avec le titre suivant : La singularité juridique de l’oeuvre vidéo