Le prix des sculptures modernes décolle depuis quelques années en vente publique. Mais ce marché reste très sensible à différents critères : date de création, caractère posthume des tirages et nombre d’éditions.
Paris - « Le marché de la sculpture moderne a connu une évolution énorme depuis six ou sept ans, observe Jérôme Le Blay, expert senior en art impressionniste et moderne chez Christie’s. La vente du 7 mai 2002 à New York, avec son lot de prix importants, témoigne de cette évolution. » Dans cette vente apparaît en tête du classement avec l’enchère de 18,1 millions de dollars (15,2 millions d’euros) Danaïde, une œuvre de Brancusi réalisée vers 1913, soit un double record du monde pour une sculpture en vente publique et pour une pièce de l’artiste. Deuxième prix de la vacation, avec 13,2 millions de dollars (11,1 millions d’euros), La Forêt d’Alberto Giacometti constitue aussi le deuxième meilleur prix pour l’artiste, qui se retrouve également à la huitième place avec Diego au chandail, parti à 3,3 millions de dollars (2,8 millions d’euros). « On a redécouvert la place de la sculpture dans l’histoire de l’art, alors qu’elle était autrefois considérée comme le parent pauvre de la peinture, explique Jérôme Le Blay. Il faut noter l’influence en cela de la création contemporaine, dont le rapport à la troisième dimension est évident, avec notamment des artistes comme Damien Hirst, Maurizio Cattelan, Felix Gonzalez-Torres ou Rebecca Horn… Enfin, l’engouement actuel pour la sculpture monumentale prend part à ce renouveau concernant la façon dont on peut vivre l’art aujourd’hui. Le diktat de mettre quelque chose au mur est révolu. » Le prix record pour Moore de 6,1 millions de dollars (5,1 millions d’euros) atteint par une sculpture monumentale conçue en 1975 et fondue du vivant de l’artiste, Three Piece Reclining Figure : Draped, rentre dans cette nouvelle vogue pour la sculpture d’extérieur. Il existe néanmoins un fossé entre les œuvres sculptées majeures, dont les prix ont augmenté de manière exponentielle jusqu’à dépasser les niveaux de 1990, et les œuvres modestes, aux prix restés stables. Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre en sculpture ? « Une icône quasi unique avec une force expressive majeure », résume Jérôme Le Blay. « Brancusi, dont les œuvres sont d’une grande rareté et très avant-gardistes “moderne”, a toujours eu sa place. Giacometti et Moore ont su créer un style individuel imposant, d’où leur célébrité », indique Andrew Strauss, qui dirige le département d’Art impressionniste et moderne chez Sotheby’s à Paris. Contre-exemple, Bourdelle se vend très mal et les experts sont d’accord pour le définir comme un artiste de second rang. Selon Jérôme Le Blay, « il n’a pas le côté torturé de Rodin, ni le côté terrien des nus de Maillol », les deux maîtres dont il tend à se rapprocher. « Ce n’est pas un innovateur », conclut Andrew Strauss.
Le critère capital de la provenance
Dans la pratique, pour juger d’une œuvre sculptée, sont à prendre en compte la provenance, l’état de conservation, la rareté et la date de réalisation, avec en corollaire la qualité du fondeur. « Une sculpture, à la différence d’un tableau, est un multiple qui peut être une œuvre majeure. Mais si l’artiste l’a multipliée à foison, la notion de rareté est remise en cause », rappelle l’expert de Christie’s. La sculpture moderne n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. D’abord, il n’existe pas de catalogue raisonné pour tous les artistes, d’où un certain flou sur leur production et la porte ouverte au commerce de faux, contrefaçons, copies et autres surmoulages. « Aussi la provenance reste-t-elle un critère très important. Comme pour l’art tribal, elle donne un confort d’authenticité », affirme Andrew Strauss. « La provenance compte presque plus que la qualité esthétique de l’œuvre », confirme Jérôme Le Blay.
Avec les bronzes se pose également la question des tirages posthumes voire des fontes non autorisées. L’archétype reste Brancusi. Ce n’est pas un hasard si ses œuvres apparaissent comme les plus prisées. Ce génie de la sculpture moderne n’a jamais réalisé d’édition, chaque sculpture ayant été travaillée, peaufinée par l’artiste lui-même. Elle est une pièce unique en taille, ciselure et patine. Et il existe un catalogue raisonné de l’artiste.
Les œuvres de Matisse et de Moore sont connus et publiés. En revanche, les travaux éditoriaux sur le corpus d’Arp sont au point mort du fait de la dispute entre les trois fondations de l’artiste. « Nous sommes obligés de faire trois fois plus attention avec une sculpture qu’avec une peinture moderne », reconnaît Jérôme Le Blay, qui prépare le catalogue critique de l’œuvre de Rodin. Un Buste de Diego par Giacometti s’est vendu 2,3 millions de dollars (1,9 million d’euros) le 4 novembre 2003 chez Christie’s à New York. « Au départ, on avait une incertitude sur sa date de fonte », explique-t-il. Finalement, il a été indiqué au catalogue que le bronze avait été fondu peu de temps après sa date de conception en 1955. « Avec Giacometti, on est un peu dans le flou car il n’y a pas d’expert. On prend toujours des pincettes. On regarde l’édition, la provenance. Le marché est sensible à tous les éléments que nous pouvons apporter. S’il en manque un, la pièce ne se vend pas. »
Des bronzes tirés après la mort de l’artiste par leurs ayants droit circulent sur le marché. C’est le cas pour Rodin, Maillol ou Alberto Giacometti. « Chaque artiste a son histoire qui est acceptée ou non par le marché », relève Andrew Strauss. Beaucoup d’acheteurs s’intéressent néanmoins à ces pièces posthumes. À plus forte raison lorsqu’un sujet n’a jamais été tiré du vivant de l’artiste. Ainsi du Balzac de Rodin : un tirage de 1971 vendu le 13 mai 1998 chez Sotheby’s à New York a été adjugé 3,5 millions de dollars (2,9 millions d’euros), soit le troisième meilleur prix pour le sculpteur. Pour Jérôme Le Blay, « dans ce cas, il n’y a pas de comparaison de prix possible. Mais il y a généralement une très grande différence de valeur entre une sculpture posthume et un bronze du vivant de l’artiste, un rapport de 1 à 4 [pouvant aller] de 1 à 1000. »
Tirages posthumes ou « variations » ?
À côté des fontes posthumes inédites, certains tirages ont des airs de « déjà-vu ». « Pour Alberto Giacometti par exemple, jusque dans les années 1980, c’étaient des pièces qui se vendaient mal. Maintenant, du fait de la raréfaction des pièces tirées du vivant de l’artiste, le marché en veut », rapporte Andrew Strauss. Idem pour Maillol. Des acheteurs sont cependant encore réticents pour Giacometti et Maillol, deux artistes pour lesquels, rappelons-le, il n’y a pas de catalogue raisonné : une polémique porte sur les pièces posthumes qui tendent à se faire passer non pas pour des rééditions mais pour des sculptures quasi inédites. La subtilité consiste à affirmer qu’elles constituent des « variations ». Il aura simplement suffi aux ayants droit de modifier un plâtre original, couper un bras par exemple, pour voir l’œuvre sous un nouveau jour. Le débat est ouvert. Le marché décidera. Les héritiers de Brancusi n’ont pas échappé à la tentation de rééditer des œuvres du maître. Ils ont obtenu gain de cause devant la justice dans les années 1960. Ils ont finalement effectué des tirages et ce, malgré le souhait contraire de leur aïeul et l’opposition farouche des historiens de l’art qui, à l’époque, avaient signé une pétition. « Pour l’instant, aucun collectionneur ou marchand sérieux ne prend le risque d’acquérir ce que l’on peut considérer comme des reproductions de Brancusi et qui n’a évidemment pas sa place en vente publique », rassure Jérôme Le Blay. Mais pour combien de temps ?
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La sculpture, un marché à surveiller
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°182 du 5 décembre 2003, avec le titre suivant : La sculpture, un marché à surveiller