Les affaires ont été florissantes l’année dernière chez Sotheby’s et Christie’s, qui ont enregistré une augmentation de 25 % et 17 % respectivement, en dollars, par rapport à 1994 et chez d’autre maisons de vente étrangères (voir notre article page 51). Drouot, en revanche, accuse une baisse d’environ 8 %, et son chiffre d’affaires annuel ne devrait pas excéder de beaucoup les 3 milliards de francs. Même situation générale chez les marchands où l’année dernière a été médiocre. Élection présidentielle, incertitudes politiques, grèves : les causes conjoncturelles pour expliquer la morosité économique en France ne manquent pas. Mais elles n’expliquent pas à elles seules ce qui empêche ceux qui en ont les moyens d’investir dans le produit de luxe par excellence qu’est l’art.
PARIS - La comparaison entre les commissaires-priseurs français et les grandes maisons de vente britanniques devient cruelle. Tandis que ces dernières sortent de la crise qui englue le marché international depuis 1990, Drouot semble s’y enfoncer. Secoué par ailleurs par l’annonce en novembre de la fin du monopole des commissaires-priseurs français, son chiffre d’affaires pour 1995 devrait tourner autour de 3,145 milliards de francs, soit environ 8 % de moins qu’en 1994.
La baisse s’est donc accentuée au cours des six derniers mois, les chiffres pour le premier semestre 1995 – avec 1,6 milliard de francs, hors frais – marquant un recul de 5 %.
Les ventes de "Fine Old Master Pictures", qui ont clos l’année à Londres, ont enregistré des produits impressionnants : plus de 150 millions de francs (20 278 215 livres) chez Sotheby’s, le 6 décembre, et quelque 65 millions de francs (8 609 045 livres) chez Christie’s, deux jours plus tard.
Au cours des dernières semaines de 1995, le marché parisien a lui aussi enregistré quelques résultats spectaculaires dans le domaine du tableau ancien : le Portrait de Ramel par David a été adjugé 15 millions de francs par Me Jean-Claude Binoche, le 18 octobre : un record mondial pour un portrait de cet artiste en salle des ventes. Un Fragonard érotique, Deux jeunes femmes sur un lit jouant avec un petit chien : le lever, a été vendu 9 090 000 francs par Me Jacques Tajan, le 12 décembre, tandis que lePortrait de Prospero Alessandri par Giovanni-Battista Moroni faisait 6 097 000 francs chez Mes Couturier et Nicolay, le 13 décembre.
"Les gens ont peur de l’avenir"
"On a très bien vendu les tableaux importants qui intéressaient le marché international et, en particulier le marché anglo-américain, commente l’expert Louis Ryaux, "mais ceux qui valaient en-dessous de 100 000 francs – des scènes mythologiques, des toiles hollandaises de moyenne qualité, par exemple – sont restés à cinquante pour cent invendus. Inquiets de l’avenir, les clients particuliers, qui autrefois achetaient des tableaux entre 60 000 et 80 000 francs, ont presque disparus. C’est un cercle vicieux, les résultats n’encouragent pas les gens à nous confier leurs tableaux."
Le secteur de l’art contemporain, déjà le plus mal en point, a souffert encore plus que d’autres."1995 a été très, très mauvais, avec une quinzaine de fermetures de galeries à Paris," nous a confié Anne Lahumière, présidente du Comité des galeries d’art. "L’année a été perturbée par les élections présidentielles et ensuite, par les problèmes autour de la Fiac. D’autres pays européens, notamment l’Allemagne et la Suisse, s’en sont mieux sortis que nous."
Michel Durand-Dessert, pour sa part, constate que la baisse des affaires s’est accéléré pendant les six derniers mois de 1995 : "Nous souffrons d’une mauvaise situation économique générale. Tout ce qui s’applique à la consommation en général – voyez la baisse des ventes de voitures, par exemple–, s’applique encore plus au domaine de l’art, pour des raisons autant économiques que psychologiques. Les gens ont peur de l’avenir."
Le domaine de l’art oriental, dont on a vu quelques belles ventes l’année dernière, s’est en revanche bien défendu car la plupart des acheteurs sont étrangers.
L’Art déco comme en 1994
"L’art islamique et les tableaux orientalistes se tiennent bien, et mes affaires ont mieux marché en 1995 qu’en 1994," explique l’expert Lucien Arcache. "Contrairement aux ventes d’art oriental de Londres, où l’on voit presque exclusivement des marchands et des courtiers, celles de Drouot attirent beaucoup de particuliers. Les quatre-cinquièmes de cette clientèle sont cependant des étrangers, et même la plupart de nos clients français ont des attaches avec des pays arabes ou islamiques. Les nombreux amateurs arabes ou iraniens, exilés de leurs pays en raison de guerres ou de révolutions, continuent à beaucoup acheter, tout comme les Turcs, qui, depuis une dizaine d’années, sont pris d’un véritable engouement pour leur patrimoine."
Dans le secteur, confidentiel, de l’art primitif, les marchands ont constaté en 1995 un certain attentisme. "Le marché s’est ralenti, et les Français sont victimes de déprime et de morosité," nous a confié Antony Meyer, grand spécialiste de l’art océanien. "Des spécialistes comme nous, avec une clientèle réduite, survivent. Mais la conjoncture, liée au fait que nous n’avons pas trouvé, depuis cinq ans, une clientèle pour remplacer celle d’avant la crise, expliquent pourquoi il n’y a plus de marché pour le milieu de gamme, des objets d’entre 5 000 et 150 000 francs. J’ai peur que la France ait besoin de dix ans pour sortir de ce marasme."
Selon Cheska Vallois, de la galerie Vallois, le marché de l’Art déco s’est avéré, tout comme en 1994, "extrêmement difficile." "L’année dernière était coupée en deux. Les affaires ont très bien marché entre janvier et juin, et très mal par la suite. J’ai vendu à égalité à des Français et à des étrangers, essentiellement des Américains. Quant au goût, les grands classiques continuent à être très demandés : un beau meuble de Rateau ou de Ruhlmann, par exemple, part tout de suite. Le mobilier de Frank a rattrapé le retard qu’il connaissait par rapport aux autres."
La pagaille des grèves
Christian Boutonnet, de la galerie L’Arc en Seine, se réjouit d’avoir vu des clients américains, décorateurs et particuliers, revenir à Paris, surout lors des ventes importantes organisées à Drouot en novembre et décembre : "La clientèle française, en revanche, est beaucoup plus timorée qu’en 1994, et ceux qui pourtant ont les moyens hésitent à acheter. Nous avons constaté une diminution de l’engouement pour Ruhlmann l’année dernière, et davantage d’intérêt pour un mobilier plus simple, moins bourgeois, comme celui de Dupré-Lafon et Frank, entre autres."
Les œuvres sur papier ont, elles aussi ,connu douze mois difficiles. "Pas brillants avant l’été, les résultats se sont nettement améliorés entre septembre et novembre, avant de se dégrader au moment des grèves, qui ont fichu une vraie pagaille," constate Bruno de Bayser de la galerie De Bayser. "Tout l’art du galeriste consiste maintenant à trouver des dessins qui correspondent aux goûts du moment. Certains sont très demandés du fait de leur rareté, tandis que d’autres dessins, pourtant de qualité, ne sont simplement pas à la mode. Certaines tendances se sont beaucoup accentuées l’année dernière. Les clients sont plus attirés par des sujet moins brouillons, plus complets, plus facilement "lisibles". Et il ne faut pas avoir des œuvres trop conventionnelles, quelle que soit l’époque : un joli portrait de femme XVIIIe siècle trouvera preneur plus facilement que le dessin d’une bergère, par exemple."
Le niveau des ventes de mobilier et d’objets d’art français du XVIIIe siècle est resté au même niveau en 1995, selon Jacques Perrin, du groupe Les antiquaires à Paris.
"C’était pareil qu’en 1994. Les affaires ne sont pas faciles et il faut se donner du mal," estime-t-il. "Le dollar est trop bas pour permettre un retour de la clientèle américaine, qu’il faut aller chercher sur place. Notre galerie participera à trois salons aux États-Unis en 1996."
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La reprise mondiale n’atteint pas la France
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°22 du 1 février 1996, avec le titre suivant : La reprise mondiale n’atteint pas la France