Plus de 500 millions de montres neuves sont vendues chaque année dans le monde, quelle que soit leur valeur, quelle que soit leur précision, quelle que soit leur origine. Pour séduire le plus grand nombre, les fabricants redoublent d’efforts pour suivre toutes les tendances.
Design, style, styling, mode... qu’importe, seule la tendance compte. Hors la haute horlogerie, hors la mécanique de précision, hors les complications, hors la joaillerie, hors les montres de collection, il s’agit de satisfaire un public de plus en plus nombreux et aux goûts de plus en plus volatiles, de s’inscrire dans des courants de mode à la rotation de plus en plus rapide. Le temps est loin où, dans sa volonté de sauver l’entreprise tout autant que de changer le monde, Lip faisait appel à des designers tels Roger Tallon, Marc Held ou Rudi Meier.
L’époque est à la consommation de masse et de marques. Les licences se multiplient, et les fabricants s’effacent derrière des marques qui n’ont rien à voir avec l’horlogerie mais tout avec la mode. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, semblent-ils dire. C’est ainsi qu’on a vu fleurir à la vitrine des horlogers, et bien centrés sur les cadrans, des noms inattendus qui évoquent d’autres territoires que ceux de la mécanique de précision. Moins la marque du temps que la marque de l’époque : Paul Smith, Morgan, Kookaï, Junk, Calvin Klein... ou encore Timberland, Converse, Adidas, Reebok, Caterpillar, Nike...
“La licence est une clé pour pénétrer certains circuits”, explique Christian Castelain, directeur général de Timex France. L’argument a du poids lorsqu’on sait que Timex International est l’un des trois premiers producteurs mondiaux de montres et que depuis bien longtemps la société pratique l’exercice de la licence, notamment avec Walt Disney. Chez Timex, on trouve justement, multipliée, l’une des deux grandes tendances actuelles, celle de la vie au grand air, sport et écologie mêlés. Ainsi, Timberland qui oscille entre le bûcheron chic et le militaire élégant ; Ironman qui s’appuie sur le triathlon ; expédition très ciblée randonnée, Humwee, conçue en prolongement du Hummer, le fameux 4 x 4 de l’armée américaine ; Reebok qui profite de l’engouement généralisé pour l’exploit sportif ; et enfin, Guess, l’une des marques de jeans les plus branchées pour, au-delà du plein air, pénétrer le monde mythique de la mode.
Autre marque mythique dont l’image planétaire est servie, entre autres, par un noir et blanc plus que raffiné et la sublime Kate Moss : Calvin Klein. Les montres Calvin Klein font actuellement un tabac avec un design d’une simplicité, d’une rigueur et même d’une froideur extrêmes. Bien à l’image de l’époque, elles sont une licence Swatch, qui continue de tracer son sillon avec une régularité exceptionnelle. C’est que Swatch, dès sa création en 1985, s’est résolument ancrée dans l’air du temps. Celui, précisément, de la tendance, des tendances. Sortant un nouveau modèle en moyenne toutes les trois semaines, Swatch a envahi le marché avec des montres immédiates nées d’une politique de style conquérante. De Keith Haring à Yoko Ono, de Christian Lacroix à Renzo Piano, on ne compte plus les personnalités ayant prêté leur concours à la création des modèles Swatch, dont la durée de vie limitée constitue une panacée pour les collectionneurs, ce qui d’ailleurs contredit avec astuce et malice le faible prix habituel de ces montres. Swatch, qui s’affiche actuellement sur la façade du Centre Pompidou dans une action de mécénat là aussi très astucieuse. Car c’est bien de supplément d’âme qu’il s’agit ici.
Créer la tendance tout autant que s’inscrire dans la tendance dominante, tel est le pari tenté par de nombreux fabricants actuels qui sont, une fois encore, beaucoup plus des industriels que des horlogers. Qui s’y adonnent souvent avec caractère, humour, insolence, imagination, et avec un sens du marketing exceptionnel. Swatch dispose d’un bureau de design intégré, basé à Milan et non en Suisse, tant il est vrai que le centre nerveux de l’Italie est un fabuleux capteur de tendances : un bureau de création où travaillent en permanence une dizaine de jeunes designers au renouvellement rapide afin de demeurer très “tendance”, très “branché” sur les évolutions du goût et des comportements. Et qui sortent assidûment tous les soirs puisqu’en matière de temporalité, chacun sait que la nuit, toujours, précède le jour.
Après la mode et le plein air – deux célébrations du corps –, se dessine aujourd’hui une nouvelle tendance visuelle dans le petit univers de la montre. Celle du cyber-monde et de la techno. Un double cheval déjà enfourché par Swatch avec la Swatch-beat, associée à une autre célébration du corps, celui, somptueux et virtuel de Lara Croft.
Dire d’Audemars Piguet, de Blancpain, Cartier, Jaeger LeCoultre, Panerai, Parmigiani, Patek Philippe, Piaget ou encore Vacheron Constantin qu’ils participent à, ou de, la tendance, serait leur faire injure, tant leur production relève avant tout de la haute horlogerie, relayée par des matières exceptionnelles et, souvent, une joaillerie de rêve. Rien à voir, donc, avec la mode, l’air du temps, le look... Même si, de-ci de-là, des formes, des couleurs et parfois des matières – par exemple, l’acier, cette année – démontrent que dans le petit monde de la haute horlogerie, la tentation de la tendance est présente. Mais pour mieux se distinguer du tout-venant, des 95 % de la production qui ne relèvent pas du même univers, les grands horlogers enfourchent d’autres chevaux de bataille. Notamment celui qui emporte vers une sophistication toujours plus grande de la technique horlogère. Se multiplient ainsi chronomètres, chronographes et complications, qu’ils soient “squelettes�? (transparents afin de mieux donner à contempler ces mécaniques de précision) ou non. Les créations les plus étonnantes sont celles équipées de mouvement inhabituels, tels un tachymètre – très utile en sport puisqu’il décompose les vitesses – ou un tourbillon – dispositif pivotant qui permet d’annuler les écarts de marche... En bref, la tendance majeure chez ceux de la haute horlogerie semble bien être “encore et toujours plus de haute horlogerie�?.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La montre face à ses publics
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°81 du 16 avril 1999, avec le titre suivant : La montre face à ses publics