Le marché porte un intérêt restreint aux œuvres néoprimitivistes de la période russe tant il en est faiblement approvisionné. À l’exemple de Chagall, certains artistes ont connu des destins exemplaires – liés ou non au style de cette époque –, qui les a conduit sur les chemins d’une reconnaissance durable. Tous ont en tout cas profité de l’explosion récente du marché russe, dont les achats ne sont pourtant pas très bien ciblés.
PARIS - Les frères Bourliouk, Natalia Gontcharova et Michel Larionov ont inauguré le mouvement néoprimitiviste russe entre 1907 et 1912, et Chagall a été étroitement lié au courant. Ce style a aussi marqué l’œuvre de Malévitch et de Tatline. Pourtant, malgré ces points de rencontre, les carrières des uns et des autres ont évolué dans diverses directions, et l’appréciation de leur œuvre sur le marché est très variable. Chagall constitue par exemple un cas à part. Au début des années 1910, l’artiste opte pour un primitivisme issu de l’art populaire juif et russe d’Europe centrale. Mais son installation à Paris en 1922 marque le début d’une carrière internationale et l’affirmation de son propre style. “Chagall n’est même plus considéré comme un peintre russe”, affirme Alexis de Tiesenhausen, expert et directeur du département international d’art russe chez Christie’s. Conséquence, les œuvres du peintre figurent aujourd’hui dans les ventes d’art moderne et, aussi bien chez Christie’s que chez Sotheby’s, les toiles du maître ne sont pas proposées dans les vacations consacrées à la peinture russe du XXe siècle. “La valeur des peintures de sa période russe s’est considérablement accrue ces dernières années, note cependant Simon Shaw, spécialiste en art moderne chez Sotheby’s. Dans les années 1980, elles valaient autant que les compositions colorées réalisées à partir des années 1930. La différence est à présent nettement plus marquée entre ses œuvres de jeunesse et ses tableaux plus tardifs.” Le 6 novembre 2002 à New York, Christie’s a vendu La Grande Roue, une toile de Chagall d’un format modeste et datée de 1911-1912, pour 2,5 millions de dollars (2,1 millions d’euros). Selon le spécialiste, il serait aujourd’hui impensable d’estimer dans le même ordre de prix un tableau de 1950 de dimensions similaires, aussi beau soit-il. Les rares peintures de Chagall de l’époque historique – soit entre 1910 et 1920 – qui passent à l’heure actuelle en ventes publiques atteignent à peine le niveau des prix de 1990, année de folie avant l’éclatement de la bulle spéculative, dû à la suspension des achats nippons. Le record de 1990 pour Anniversaire, 1923, adjugé 14,8 millions de dollars chez Sotheby’s New York, n’a toujours pas été battu.
Les achats russes faussent la donne
“Bourliouk, Larionov et Gontcharova sont les noms de légende du néoprimitivisme”, indique Alexis de Tiesenhausen.
Les œuvres néoprimitivistes du couple formé par Larionov et Gontcharova, installé à Paris dès 1916, sont selon l’expert “à la limite de figurer dans une vente d’art impressionniste et moderne”. Gamins se baignant, une huile sur toile de Gontcharova datée de 1911, s’est vendue 464 800 livres sterling (641 424 euros) dans une vente de peintures russes à Londres le 21 mai 2003 chez Sotheby’s. Le 3 décembre 1996, à Londres, un Paysage de rivière de 1909-1911 avait été adjugé par l’auctioneer 260 000 livres (358 800 euros) dans une vente d’art impressionniste et moderne. Quant à David Bourliouk (son frère Vladimir est décédé en 1917), il gagne New York en 1922 où il poursuit sa carrière de peintre. Trouvant plus facilement acquéreur à New York qu’à Londres dans des ventes d’art moderne ou des vacations d’art russe, ses œuvres sont particulièrement prisées par des Américains d’origine russe. Mais ses toiles de la période russe restent très rares. “Dans sa période américaine, son style persiste. Il copie un peu ses œuvres de l’époque russe, souligne Alexis de Tiesenhausen. Il n’hésitait pas à refaire en 1936 un tableau de 1910, ce qui n’est pas sans créer de confusions sur des questions de datation…”. Un bon Bourliouk américain vaut aujourd’hui de 20 000 à 50 000 dollars. Le 9 mai 2002 à New York, chez Sotheby’s, deux grandes peintures tardives de l’artiste datées de 1961, Paysan avec cheval et une vue de village, exécutées dans le même style qu’en 1915, ont été adjugées 50 800 et 39 000 dollars. “Pour un tableau équivalent peint vers 1912, il faut multiplier les prix par trois”, précise Simon Shaw. De rares exemples d’œuvres des années 1910 nous renseignent sur la cote de ce cofondateur du primitivisme. En 1988, à New York chez Sotheby’s, une grande toile de 130 x 175 cm de 1922, représentant un bourgeois à cheval, avait été enlevée pour 275 000 dollars. Dix ans plus tard à Londres, chez Sotheby’s, un portrait de marin daté de 1911, d’un format plus petit (46 x 38 cm), est parti à 117 000 livres (161 500 euros).
“Des peintures néoprimitivistes par Gouro : il n’y en a pas sur le marché. En dix-huit ans de carrière chez Christie’s, j’ai vu un ou deux tableaux, rien de sensationnel”, note Alexis de Tiesenhausen, qui fait à peu près le même constat pour Tatline et Malévitch, dont les œuvres dans ce style sont loin d’être les plus recherchées. “Les tableaux néoprimitivistes de Malévitch sont rarissimes, comme ceux de sa période suprématiste”, confirme Simon Shaw, qui se souvient pourtant avoir vu passer le 22 juin 1993 à Londres, chez Sotheby’s, une petite gouache par l’artiste de 1910-1911 montrant une tête de paysanne, vendue 210 000 livres (289 800 euros). “Des acheteurs des avant-gardes du XXe siècle s’y intéressent mais c’est sans commune mesure avec la demande pour les compositions suprématistes.” Quant au travail de Martiros Sarian, un nom moins illustre, il est soutenu par un petit marché de collectionneurs d’origine arménienne comme l’artiste, qui sont prêts à pousser l’enchère jusqu’à 30 000 ou 40 000 euros.
Si la cote des artistes russes néoprimitivistes semble avoir considérablement progressé ces toutes dernières années, c’est parce que l’art russe dans son ensemble tend à flamber. La raison de cette explosion vient de l’arrivée de Russes fortunés sur le marché international. Concernant les artistes du néoprimitivisme, cette inflation profite surtout aux œuvres tardives signées par exemple Bourliouk ou Gontcharova, à l’instar des natures mortes aux fleurs peintes par cette dernière dans les années 1930. Mais, comme le rappelle Alexis de Tiesenhausen, “le néoprimitivisme n’est pas la peinture la plus prisée par les Russes. Un tableau de Larionov, c’est déjà trop intellectuel pour cette catégorie de nouveaux acheteurs qui recherchent du beau, du doré et du volume, le tout auréolé de grandes signatures.” L’envolée des achats russes bénéficie principalement à une peinture qui s’exprime dans un registre décoratif, à l’exemple de Korovin, qui a peint avant 1917 et dont les prix atteignent à présent de 10 000 à 30 000 euros.
“La Russe Sérébriakova, arrivée en 1924 à Paris et quasi inconnue il y a une dizaine d’années, poursuit une ascension fulgurante, s’étonne l’expert en art russe de Sotheby’s. L’engouement pour ses nus des années 1920 porte les prix en ventes publiques à 150 000 euros et même au-delà, jusqu’à 500 000 euros !”
Mais, selon les spécialistes, une fois passée cette vague d’euphorie, toutes ces échelles de prix devraient subir des réévaluations et dévaluations pour épouser les hiérarchies de l’histoire de l’art. La bonne peinture russe, en particulier le courant néoprimitiviste, va ainsi certainement reprendre le dessus. Pour Alexis de Tiesenhausen, “ces artistes, d’une façon ou d’une autre, seront découverts par la prochaine génération russe, laquelle, parce qu’elle sera mieux instruite que celle de leurs parents, comprendra la quintessence de cet art.”
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La fortune diverse des néoprimitivistes russes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°173 du 13 juin 2003, avec le titre suivant : La fortune diverse des néoprimitivistes russes