Le marché des sculptures du XXe siècle demeure indissolublement lié à celui de la peinture moderne et contemporaine. Il présente cependant deux traits spécifiques : il se focalise sur quelques noms et apparaît ainsi beaucoup plus étroit que celui de la peinture.
"Une sculpture réussie donne à celui qui la contemple une impression d’achèvement qu’aucun tableau ne saurait procurer". Ce propos de Cyril Humphris – célèbre marchand d’objets de haute curiosité et de sculptures – s’appliquait à des œuvres anciennes, mais ne peut-on le transposer à des créations plus proches de nous dans le temps ?
La sculpture "occupe" littéralement l’espace et offre un aspect tactile, voire sensuel, qui fait défaut aux œuvres picturales. Pourtant, des handicaps majeurs pèsent sur son destin, et donc sur sa fortune commerciale : son poids, ses dimensions, le fait qu’elle nécessite une place importante pour sa mise en valeur constituent aux yeux des amateurs autant d’inconvénients, et là où cent d’entre eux se montrent prêts à acheter de la peinture, deux ou trois seulement s’intéressent véritablement à la sculpture.
À cela se superposent, du moins pour les bronzes, d’épineuses questions de tirage. Ceci ne concerne en réalité pas les sculptures contemporaines car, depuis un décret du 10 juin 1967, sont clairement définis comme "originaux" les seuls bronzes tirés à douze exemplaires (8 numérotés et 4 marqués "E.A." ou épreuve d’artiste). Mais des interrogations demeurent à propos des œuvres antérieures, qui suffisent à jeter le doute dans l’esprit des amateurs vis-à-vis de l’ensemble du marché.
S’il y a moins d’amateurs, il y a aussi moins d’artistes et moins de marchands. Relevons à ce propos qu’à Paris, seule la galerie J.G.M. se voue exclusivement à la défense de la sculpture contemporaine. On serait donc tenté d’avancer que le marché de la sculpture moderne et contemporaine évolue en parallèle à celui de la peinture, dont il reproduit certains aspects.
Des réajustements parfois sévères
C’est ainsi qu’il a tour à tour souffert des mêmes excès spéculatifs et de la même "crise" ; aujourd’hui, au prix de réajustements parfois sévères, il tend à retrouver un certain équilibre. Prenons à cet égard l’exemple des œuvres d’Alberto Giacometti (1901-1966) : en 1983, son Chariot atteignait le prix record de 1,37 million de dollars chez Christie’s à New York, record battu l’année suivante par Sotheby’s qui vendait 1,43 million de dollars une autre épreuve du même bronze. Trois ans plus tard, lors de la dispersion de la collection du baron Lambert, trois sculptures, toutes intitulées Grande femme debout, étaient emportées à 2,53, 3,63, et 3,08 millions de dollars chez Christie’s.
La phase ascendante s’est achevée en 1988, lorsque Christie’s a adjugé 3 850 000 dollars Trois hommes qui marchent ; vint alors la funeste année 1990 et l’effondrement du marché : en mai dernier, la même épreuve de Trois hommes qui marchent s’est vendue 1 870 000 dollars seulement chez Christie’s, et l’on considéra cependant qu’il s’agissait là d’un succès.
De 12 à 5,9 millions de francs
Constatations similaires à Paris : en juin 1994, Me Jacques Tajan a déployé tout son talent pour vendre dix-huit œuvres (4 tableaux et 14 sculptures) provenant de la succession d’Annette Giacometti, pour lesquelles il parvint à obtenir le chiffre respectable de 41 millions de francs. La vacation comprenait une Clairière (neuf personnages) adjugée à elle seule 5,9 millions de francs ; mais, en 1988, une autre épreuve de la Clairière avait atteint 12 millions de francs chez le même commissaire-priseur.
En fait, cette comparaison s’avère moins probante que celle concernant Trois hommes qui marchent, car la Clairière de 1988 offrait des attraits dont se trouvait dépourvue celle vendue l’an dernier : il s’agissait d’une fonte ancienne parée d’une superbe patine, alors que la seconde, fondue seize ans après la mort de l’artiste, était endeuillée d’une patine noire qui en atténuait les reliefs. Indépendamment des aléas du marché, les qualités et défauts propres à chaque œuvre ont des répercussions importantes sur le prix que celle-ci est susceptible d’atteindre.
De telles subtilités contribuent à détourner maints amateurs potentiels de la sculpture. "Les gens ne disposent que de trop rares occasions d’exercer leur œil car les expositions de sculpture sont rares", déplore l’expert Marc Blondeau. En ce domaine comme dans bien d’autres, le jugement s’affine au moyen de comparaisons. Or, en pratique, l’amateur n’aura quasiment jamais l’opportunité de voir côte à côte deux épreuves d’une même sculpture revêtues de deux patines différentes, ce qui serait pour lui le seul moyen de vérifier que l’une "vaut mieux" que l’autre.
Des réactions chauvines
Domaine étroit, le secteur de la sculpture a subi d’autant plus les soubresauts qui, depuis quelques années, affectent le secteur de la peinture. Certains noms ont ainsi presque totalement disparu des catalogues de vente, comme ceux de Bourdelle ou de Maillol. Un grand bronze de ce dernier, Les trois Grâces, avait pourtant vu son prix doubler entre 1984 et 1991, Sotheby’s l’ayant adjugé à ces deux dates 1,1 et 2,2 millions de dollars. Mais de tels artistes ont si mal résisté à la récession frappant les œuvres modernes et sont devenus si rares qu’il est difficile de parler de "marché" à leur propos.
Par ailleurs, des réactions proprement nationalistes, voire chauvines, se font jour. Chaque artiste bénéficie d’une "cote d’amour" spéciale dans le pays dont il est originaire : ainsi Paladino plaira aux Italiens et Arman ou César aux Français, tandis que Lynn Chadwick s’adresse avant tout aux Britanniques et David Smith ou Louise Nevelson aux Américains. On pensera avec raison que ceci n’a pas valeur de dogme et l’on citera maints exemples pour contredire notre propos : effectivement, il s’agit là moins d’une règle absolue que d’une tendance, mais celle-ci se vérifie assez fréquemment pour être signalée.
Giacometti, Miró et Calder
En corollaire, soulignons combien peu de sculpteurs bénéficient d’une audience véritablement internationale. Certains n’apparaissent que trop rarement en vente publique pour permettre à l’observateur de tirer des conclusions fiables à propos des prix enregistrés pour leurs œuvres : nous citerons dans ce cas Germaine Richier, dont deux grands bronzes ont récemment remporté des enchères comparables – soit 1 500 000 F et 210 500 livres – l’un chez Mes de Quay et Lombrail à Paris, le second à Londres, chez Christie’s.
Quant aux autres, trois noms se détachent, seuls ou presque, avec des œuvres atteignant partout des prix élevés (ceux-ci restant toujours tributaires de l’état général du marché) : Giacometti, Miró et Calder. L’œuvre sculpté du second se dissocie mal de son œuvre peint mais, quelle que soit sa nature, un Miró commande presque toujours de hauts prix ; il en va de même pour d’autres peintres qui, tel Picasso, se sont adonnés à la sculpture à certaines périodes de leur carrière.
1 à 2 millions de francs le mobile
En définitive, s’agissant de sculpteurs, et à part Giacometti, seul Calder jouit d’une cote réellement mondiale. À cela plusieurs raisons, au premier rang desquelles le fait que Calder soit un artiste américain : il bénéficie donc d’une large "assise nationale" ; d’autre part, ses œuvres apparaissent fréquemment en vente publique et sont exposées régulièrement, tant par des musées que par des galeries. Ses sculptures, familières auprès d’un grand nombre d’amateurs, offrent souvent un aspect ludique avec leurs éléments mobiles et vivement colorés et parviennent facilement à séduire.
De là des prix généralement élevés : en 1993, Sotheby’s adjugeait ainsi au prix record de 1 817 500 dollars un grand (H. 440 cm) stabile intitulé Constellation (1960) ; et il n’est pas rare de voir des sculptures importantes franchir la barre des 500 000 dollars : celles plus courantes – les mobiles à suspendre en particulier – se négocient entre 1 et 2 millions de francs, à moins qu’il ne s’agisse de pièces de très petite taille. Les prix sont donc proportionnels à l’importance des œuvres, mais aussi à leur état de conservation : à cet égard, il convient de vérifier que la polychromie est bien d’origine, les repeints entraînant toujours une forte moins-value.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La cote à Paris, Londres et New York
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°14 du 1 mai 1995, avec le titre suivant : La cote à Paris, Londres et New York