La famille Boccara a
perdu la dernière manche judiciaire par un arrêt de la 1re chambre civile de la Cour
de cassation, fin 2001, dans
sa guérilla contre l’État qu’elle accuse d’une voie de fait conduisant à un recel d’État. Dans cette affaire complexe, l’État a gagné la bataille juridique française. Mais l’intérêt public n’est-t-il pas
de transiger ?
PARIS - Rétrospectivement, on peut se demander si l’affaire Boccara n’est pas un héritage mitterrandien, via l’ex-ministre du budget, Michel Charasse, qui serait soumis aujourd’hui par les juges au droit d’inventaire jospinien ?
Lorsque l’affaire s’est déclenchée – la première décision de justice datant du 31 mars 1981 –, approchait le congrès de Valence au cours duquel on demanda que des têtes tombent, et peu après était institué l’Impôt sur les grandes fortunes (IGF), renommé Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) après la première alternance : les riches devaient payer, les possédants aussi. Et même si le nouveau pouvoir a pris soin d’exonérer les œuvres d’art, un regard soupçonneux s’est alors posé sur les marchands, fournisseurs du grand capital.
Dans ce contexte, les suites de la tentative d’exportation illicite en Angleterre des tapisseries Boccara, après leur détournement au lendemain du décès de leur propriétaire, le marchand Dario Boccara, ont peut-être davantage été perçues comme la sanction d’un concert frauduleux des possédants que comme l’aboutissement de la manœuvre crapuleuse ourdie par un proche du propriétaire. C’est en tout cas ce que pouvaient laisser penser les menaces de contrôle fiscal qui auraient été brandies par le ministre du Budget de l’époque contre les ayants droit lorsque ces derniers ont saisi la justice.
Dès lors, les interminables péripéties judiciaires de cette affaire, qui dure depuis vingt-quatre ans, ont été brouillées par des accusations réciproques de spoliation ou de complaisance frauduleuse.
Pour résumer sommairement l’affaire : à la mort du propriétaire en 1977, un familier qui n’est pas de la famille, met la main sur les tapisseries et tente de les emporter en Angleterre. Appréhendées par les douaniers, les pièces sont judiciairement confiées à l’administration des douanes par un jugement de mars 1981 prononçant la saisie (confirmée par un arrêt d’appel de décembre 1981).
Sur ces entrefaites, la famille du propriétaire a porté plainte pour le vol des tapisseries et la justice lui a donné raison en condamnant l’auteur du détournement, réfugié en Angleterre. Mais, pendant ce temps-là, comme la loi les y autorise, les Douanes ont cédé en février 1984 les œuvres aux musées de France et transféré les pièces au Louvre. Pour les ayants droit de Dario Boccara, ce transfert, alors que l’administration savait que leur plainte était en cours d’instruction par la justice, aboutirait à un recel, l’État devenant, en connaissance de cause, possesseur d’œuvres sans doute volées. Un jugement du tribunal correctionnel de Paris a confirmé leurs affirmations en novembre 1989 en condamnant le voleur à payer à la famille et à la société Dario Boccara des dommages-intérêts au titre de la confiscation des tapisseries. Au total, le voleur était condamné à verser 3,85 millions de francs (600 000 euros environ). La cour d’appel de Paris a confirmé ces condamnations en janvier 1991.
Annulation de l’attribution frauduleuse
L’administration semble s’être abritée derrière ces jugements en considérant que les plaignants ayant obtenu une condamnation, il leur appartenait d’en poursuivre l’exécution contre le voleur. Pour faire bon poids, l’administration soulevait des problèmes de prescription. Évidemment, les arguments pouvaient paraître hypocrites : d’une part le voleur était largement hors d’atteinte en Angleterre, d’autre part les lenteurs de la Justice ne devraient pas profiter à l’État qui l’administre. Cela dit, les circonstances de l’affaire – la soustraction d’œuvres sous procédure d’admission temporaire, puis la tentative de réexportation sans déclaration – et le contexte rappelé ci-dessus, expliquaient peut-être l’attitude soupçonneuse, voire cynique, de l’administration.
Dans la procédure que la Cour de cassation a close en rejetant le pourvoi de la famille contre un arrêt de la cour d’appel de juin 1999, les ayants droit avaient relancé le débat en juillet 1997 en invoquant une voie de fait de l’administration pour obtenir l’annulation de “l’attribution frauduleuse” des tapisseries par les Douanes aux musées nationaux, et la restitution des œuvres ou des dommages-intérêts compensatoires de 10 millions de francs (7 millions pour les œuvres, 3 millions de préjudice moral).
Les ayants droit crient au recel d’État
Les motifs de rejet de leur demande par les tribunaux successivement saisis en première instance, en appel, puis en cassation sont davantage inspirés par une question de compétence que de fond : la voie de fait est une incrimination visant les pouvoirs publics, normalement jugée par les tribunaux administratifs. La voie de fait qui aurait été commise par l’administration des douanes en application de prérogatives que lui donne le Code des douanes, n’est pas du ressort des tribunaux judiciaires. Si les juges ont toutefois examiné l’affaire au fond sans la rejeter d’emblée, c’est parce qu’ils restent compétents dès lors que les conséquences de la voie de fait sont “une atteinte grave au droit de propriété ou à une liberté fondamentale et qu’il peut être démontré que cette atteinte est insusceptible de se rattacher à l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi à l’administration” (sic l’arrêt de la cour d’appel de Paris ayant débouté la famille Boccara le 11 juin 1999).
Les juges n’ont donc pu que constater que les Douanes avaient agi dans le cadre de décisions de justice définitives ayant prononcé la saisie et de leurs prérogatives légales (en particulier l’article 376 du Code des douanes qui interdit la revendication des objets saisis ou confisqués par les propriétaires). C’est ce que la Cour de cassation a validé in fine.
Le blocage actuel vient de ce que tout le monde est dans son droit. Les règles douanières, même tranchantes, couvrent un intérêt public évident. En matière de patrimoine historique, en particulier, car elles assurent le respect minimum, sous contrôle de la justice, des règles de circulation des biens culturels. Les Douanes et la Direction des musées de France sont donc de bon droit.
Mais les ayants droit sont eux aussi dans leur droit, puisque la justice a constaté qu’ils avaient été victimes d’un vol.
La difficulté vient de ce que les deux procédures judiciaires qui ont donné également raison aux parties ne peuvent se rencontrer, ce qui aboutit à une forme d’iniquité et à la colère des ayants droit qui crient au recel d’État. En fait, leur demande devrait plutôt être examinée comme celle d’un justiciable qui se tourne vers l’État en demandant que ce dernier protège leurs droits, soit en intervenant pour obtenir que le voleur exécute la sentence des juges français, soit en acceptant de l’exécuter puisqu’il est devenu le premier bénéficiaire de la fraude.
Dans le contexte du libéralisme dominant, il ne faudrait pas que le litige se crispe dans l’idéologie, l’État considérant que l’enjeu du litige se confond avec celui d’un service public : la conservation d’œuvres importantes dans les collections publiques, les plaignants se posant en victimes d’un État collectiviste, spoliant collectionneurs et marchands.
La solution est inscrite dans les faits. Les tapisseries sont au Louvre ; en France, c’est sans doute le plus bel hommage qu’on puisse rendre à un collectionneur et à un marchand. Il est donc d’intérêt public, mais aussi privé pour la mémoire de Dario Boccara, qu’elles y restent. En revanche, même si l’État n’est pas coupable des circonstances qui les y ont conduites, il est responsable de ce que les citoyens perçoivent la loi comme une protection et non comme un moyen de passe-droit.
L’État peut régler en équité ce que les juges ne peuvent que trancher en vertu de la loi. Il a donc la possibilité d’envisager l’indemnisation des ayants droit dépossédés. Dans cette affaire, elle serait d’autant plus équitable que le capital bénéficie au public. Elle serait également cohérente avec le souci affiché, en particulier dans les débats sur la mondialisation, de ne pas voir le droit du plus fort devenir la règle commune.
Et pour éviter l’angélisme, la bonne conduite du vainqueur serait peut-être de bonne gestion juridique. Après tout, dans l’affaire du classement du Van Gogh de Jacques Walter qui s’est soldé par le transfert en Suisse de 145 millions de francs tirés des poches du contribuable, l’État avait tout gagné pour finir par tout perdre.
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La confiscation “Boccara”? est-elle un recel d’État ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°144 du 8 mars 2002, avec le titre suivant : La confiscation “Boccara”? est-elle un recel d’État ?