Particulièrement discret et d’apparence calme, le marché du livre ancien est en réalité très actif. À Drouot, en moyenne, une vente par semaine est consacrée à la bibliophilie. Sotheby’s et Christie’s annoncent de leur côté de grandes ventes thématiques et la dispersion d’importantes collections dans les mois à venir. De même, la seule ville de Paris compte plus de deux cents librairies anciennes. Le monde de la bibliophilie qui apparaît secret et réservé cache dans le silence des livres bon nombre de collectionneurs et d’amateurs passionnés.
PARIS - Le terme générique de livre ancien désigne les livres imprimés depuis Gutenberg jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, mais aussi ceux des XIXe et XXe siècles, auxquels s’ajoutent les manuscrits et autres autographes. Le livre ancien est ainsi un domaine vaste et multiple, aux abords relativement hermétiques pour le chaland non averti. “Le monde du livre est une formidable université sauvage, considère Jean Baptiste Proyart, expert de livres anciens chez Sotheby’s, mais c’est un monde du chuchotement qui n’a paradoxalement pas de trace écrite. Avant d’acheter un livre, il faut parler avec celui qui le vend.” C’est cette démarche d’initiation qui caractérise les libraires, ces intimes du livre qui étudient et connaissent chacun de leurs volumes. “Un libraire de livres anciens est avant tout un conseiller qui, s’il est sérieux, donne les conseils de son expérience ainsi que des garanties, constate le libraire Rodolphe Chamonal. Il mène des recherches sur le livre, évalue sa condition et son état, sait déterminer s’il doit être restauré et par qui. Ses compétences sont irremplaçables et essentielles.” Pour le collectionneur de livres anciens, la relation au libraire est d’autant plus essentielle qu’elle autorise bien souvent la présence du marchand dans une partie de son intimité, puisque tous s’accordent à dire que le bibliophile est en général secret et peu enclin à faire connaître ouvertement son violon d’Ingres.
La France occupe sur le marché du livre ancien une place importante, héritage d’une véritable tradition bibliophile nationale. La majeure partie des achats de particuliers a lieu chez les libraires, même si les nombreuses ventes de livres de Drouot remportent un franc succès. Avec en moyenne une vacation par semaine, les dispersions de livres anciens ont totalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 21,65 millions d’euros. À ceux-là s’ajoutent depuis près d’un an Christie’s et Sotheby’s qui proposent régulièrement des vacations pour le moins prestigieuses : entre mai 2001 et juin 2002, Sotheby’s aura dispersé les collections Hayoit, Bolloré et Leroy, soit l’édition de six luxueux catalogues. De son côté, Christie’s consacrera trois ventes à la bibliophilie dans les semaines à venir : livres modernes le 17 mai, littérature romantique les 27 et 28 mai et une vente mixte de manuscrits et de livres anciens le 20 juin. Selon Christophe Auvermann, expert de la maison Christie’s, “le département international de livres anciens occupe une place moyenne sur l’ensemble de la maison Christie’s, puisqu’il a totalisé l’année dernière 75 millions de dollars de chiffre d’affaires. Nos principales ventes de livres avaient jusqu’à présent lieu à Londres, New York et Rome, et nous sommes en train d’établir la place de Paris. Dans la capitale, nous mettrons l’accent sur les belles reliures qui sont particulièrement appréciées des Français”. Un avis partagé par Jean Baptiste Proyart qui constate que “le marché anglo-saxon n’aime pas beaucoup les reliures et recherche l’état vintage du livre. Le goût américain est d’une manière générale polarisé sur le livre à contenu scientifique ; les livres de voyages, de même que les ouvrages d’histoire naturelle, ont une vocation internationale très partagée. En revanche, dans le domaine de la littérature, le fait national reste pour l’instant primordial même s’il est très probable que ce comportement sera amené à changer dans l’avenir”. Cette implantation assez rapide des deux leaders mondiaux des ventes aux enchères sur le marché du livre parisien n’inquiète manifestement pas les libraires qui constatent principalement avec leur arrivée en France une manière de pratiquer le commerce du livre radicalement différente de la leur. “Le livre ne peut pas être considéré comme un objet d’antiquité, rappelle Alain Marchiset, président du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (Slam). C’est avant tout un support de la pensée. Le marché du livre est un peu réservé dans le sens où l’accès au livre demande une bonne culture, mais aussi du goût. La bibliophilie est en fait un goût acquis qui se fait sur le long terme à l’aide d’un libraire.”
Armes, ex-libris, envois d’auteurs
Plusieurs critères entrent en compte dans l’évaluation de la qualité d’un livre ancien. Le plus évident de tous est celui de l’édition qui doit être originale. On constate de très importantes différences de prix entre une première et une deuxième édition, souvent presque contemporaines : un mois seulement sépare les deux premières éditions des Liaisons dangereuses de Laclos, toutes deux datées de 1782. Si la seconde est vendue 725 euros, l’édition originale atteint facilement un prix dix fois supérieur. Autre critère principal : la reliure, si importante aux yeux des collectionneurs français. Les plus belles sont en maroquin ou en veau, accueillent des décors particulièrement riches et laissent reconnaître l’œuvre d’un important relieur. La reliure est un acte de collectionneur, les reliures frappées aux armes de personnages illustres sont donc particulièrement recherchées. Parmi les plus prestigieuses, on compte les reliures arborant les armoiries de Mme de Pompadour, de la duchesse de Berry ou encore celles de Napoléon Bonaparte et plus généralement des personnages principaux de l’Empire. La libraire Anne Lamort attache une importance capitale aux livres ainsi marqués d’une provenance. Selon elle, “la provenance est un aspect extrêmement important du livre, qui peut parfois primer sur le texte même. Toutefois, le livre idéal est ce que l’on nomme en anglais une ‘association copy’, soit un texte intimement lié à son possesseur, comme par exemple un livre sur la condition féminine marqué aux armes de Mme de Pompadour”. Autre critère, les ex-libris qui sont la marque des différents collectionneurs ayant possédé le livre. Ils peuvent être un tampon, une étiquette ou encore être manuscrits, et permettent de reconstituer l’histoire du livre. Enfin, les envois autographes d’un auteur à l’un de ses proches ou à un personnage important contribuent pour beaucoup à la valeur d’un livre, ils ajoutent une dimension affective et humaine, bien évidemment essentielle dans le domaine de la bibliophilie. “Que peut-il y avoir de plus remarquable qu’un exemplaire de Madame Bovary dédicacé à Elisa Chésinger, la femme qui a fasciné Flaubert toute sa vie ?, s’interroge Me Buffetaud. Les livres avec envois réservent encore beaucoup de surprises, car tout n’est pas répertorié. J’espère un jour voir apparaître un exemplaire des Fleurs du mal dédicacé à Jeanne Duval, qui sait...”
Sciences naturelles, gastronomie, voyages
Ces quelques critères principaux d’évaluation s’appliquent à tous les genres de livres. Toutefois, certaines spécialités sont largement plus plébiscitées que d’autres. “On ne peut pas réellement parler de modes, considère Alain Marchiset, mais plutôt de grandes tendances qui se dessinent sur vingt ou trente ans.” Le principal domaine recherché reste en France celui des grands textes littéraires classiques. Molière, Pascal ou Montesquieu, comme tous les grands noms du Lagarde et Michard du reste, sont très prisés. À l’inverse, les textes des XIXe et XXe siècles suivent les vogues littéraires : Baudelaire, Germain Nouveau, Petrus Borel ou Charles Cross connaissent un grand succès, tandis que Lamartine ou Vigny sont devenus très difficiles à vendre. De la même manière, les œuvres d’Anatole France ou de Montherlant ne rencontrent plus de succès tandis que Proust, Céline ou Genet sont sans cesse plus demandés. Les livres de sciences sont également très recherchés, notamment par les clients américains. Ils passionnent le plus souvent un public de scientifiques avertis qui s’intéresse principalement aux traités de mathématiques et aux ouvrages sur l’astronomie. Les livres de médecine sont également l’objet d’intérêt, même s’ils sont depuis quelques années un peu moins demandés. À l’inverse, les sciences naturelles attirent davantage. “Les gens sont séduits par l’aspect spectaculaire de ces livres, qui sont en général abondamment illustrés. Ce sont de très beaux livres à compulser”, constate Rodolphe Chamonal. La botanique et l’ornithologie semblent particulièrement captiver le public. La gastronomie s’est également popularisée depuis une trentaine d’années. Les anciens livres de recettes d’Escofier, Apicus ou Grimod de la Reynière remportent beaucoup de succès, tout comme les textes littéraires mentionnant l’art de la bonne chère. Depuis une vingtaine d’années, les livres de voyages sont aussi plébiscités par les bibliophiles du monde entier. Les ouvrages qui traitent de la découverte du monde, et donc des voyages maritimes, suscitent une forte demande. De même que les livres ayant pour thème les pays du bassin méditerranéen, les pôles ou encore les récits d’expéditions à pied dans l’Afrique du XIXe siècle. Enfin, les livres illustrés, et principalement les illustrés modernes, constituent un domaine attachant pour les collectionneurs. La tradition du livre illustré remonte à sa naissance même, pour ne parler que des imprimés, mais la demande principale repose sur les ouvrages des XIXe et XXe siècles. Les illustrations y deviennent souvent aussi importantes que les textes, et sont parfois le critère principal d’intérêt. Les livres de peintre apparus au XXe siècle en forment une catégorie spécifique. Réalisés par d’importants artistes, comme Chagall, Matisse, Picasso, Ernst, Dalí..., ils unissent le livre et la peinture. “Le livre de peintre ne se distingue pas des autres formes artistiques, considère Lucien Desalmand, propriétaire de la librairie Arenthon. À titre d’exemple, un amateur de Max Ernst est naturellement amené au livre. Les peintres du XXe siècle se sont intéressés à la notion de livre illustré soit pour aider leurs amis poètes, dans un esprit de solidarité artistique, soit par l’entremise de grands éditeurs comme Vollard ou Tériade qui ont su former des équipes pour réussir des productions remarquables. Ces collaborations aboutissaient à des objets raffinés aux tirages très restreints puisqu’ils intéressaient un très petit nombre d’amateurs. Aujourd’hui, la mondialisation de la demande de ces livres face aux petits tirages de l’époque pose un problème évident : ils sont de plus en plus difficiles à trouver, donc de plus en plus chers.”
Cette constatation s’impose par ailleurs pour tous les très beaux livres. Depuis une dizaine d’années, leurs cotes ont augmenté de manière importante, et cela quel que soit le domaine auquel ils se rattachent. Ce phénomène s’explique unanimement par la pénurie de livres, de plus en plus amèrement constatée par les acteurs du marché. Le facteur principal de cette raréfaction tient au fait que les institutions publiques – musées, bibliothèques et surtout universités américaines – achètent depuis une quinzaine d’années de plus importantes quantités d’ouvrages anciens, réduisant de manière considérable l’offre du marché. “Il y a vingt ans, il était courant qu’un libraire possède un exemplaire de la Grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, sans certitude aucune de la vendre avant plusieurs années, constate Anne Lamort. Aujourd’hui, j’ai une vingtaine de demandes en attente pour cet ouvrage qui est devenu extrêmement difficile à trouver.
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La bibliophilie, un marché discret mais actif
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°149 du 17 mai 2002, avec le titre suivant : La bibliophilie, un marché discret mais actif