PARIS
La galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois a convié l’artiste à accrocher sur ses murs treize phrases transcrites dans son « Alphabet socio-politique ».
Paris. Et voilà comment Jacques Villeglé est devenu un artiste conceptuel à 95 ans ! Pour cette 12e exposition depuis 1999 chez Georges-Philippe & Nathalie Vallois (dont une, « Pénélope », conçue en collaboration avec Raymond Hains), l’artiste, sur proposition des galeristes, présente en effet son premier show entièrement consacré à son « Alphabet socio-politique ». Ce second volet de son œuvre, moins connu car moins montré, est néanmoins tout aussi important que ses affiches lacérées et connaît la même origine : la rue.
C’est un 28 février 1969, sur les murs d’un couloir de métro à la station République, que celui qui s’est, depuis soixante ans, auto-baptisé le « Lacéré anonyme » repère une inscription en signe de protestation contre la guerre du Vietnam à l’occasion de la visite officielle du président Nixon à Paris, à l’invitation du général de Gaulle. Il découvre alors le nom de Nixon écrit avec les trois flèches de l’ancien Parti socialiste pour le « N », le « I » en forme de la croix de Lorraine, le « X » comme un svastika, le « O » tel un cercle avec une croix celtique à l’intérieur, et à nouveau les trois flèches pour le « N » final (symbole créé par Serge Tchakhotine). Villeglé précise : « J’avais un frère malade qui est mort prématurément et mes parents l’avaient inscrit dans une école par correspondance dont le slogan était : “si vous savez écrire, vous savez dessiner”. En plus de cela, à l’âge de 16 ans, je suis tombé sur un livre daté de 1926, c’est-à-dire l’année de ma naissance, qui m’a fait découvrir l’importance de l’écrit dans les peintures cubistes. J’ai ainsi été très tôt ouvert et attentif à l’écriture. » Il sera intéressé par cet aspect jusque dans le choix de ses affiches, avec un accent sur celles qui évoquent des lettres ou des mots.
Villeglé va mettre dix ans pour constituer son alphabet composé à partir de l’observation des murs de la ville. Des inscriptions généralement anonymes vont lui offrir les idéogrammes, signes et symboles (politiques, religieux, alchimiques…) constitutifs de cette écriture complexe. À cette œuvre picturale il se consacre presque exclusivement depuis 2000, date à laquelle il a abandonné les affiches à l’exception du travail réalisé au centre d’art Le Quartier à Quimper en 2006.
Pour l’exposition « Alphabet(s) », Villeglé a sélectionné treize phrases (accompagnées de petits dessins sur papier) chez des écrivains, peintres ou cinéastes puis les a transcrites dans sa « langue », avec ses caractères typographiques si singuliers ; aidé de ses assistants, il a ensuite directement peint ces phrases en noir, en suivant un protocole particulier, sur les murs de la galerie. On découvre ainsi : « Vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner », de Georges Perec ; « Être étonné, c’est un bonheur », d’Edgar Allan Poe ; « Je fuis le bonheur pour qu’il ne se sauve pas », de Picabia ; « Un trou noir c’est troublant » de Gilles Mahé ; ou encore « On peut montrer autant d’ambition à ne pas faire qu’à faire » de Félicien Marbœuf, cet écrivain fictif inventé par Jean-Yves Jouannais. Car derrière l’évidence sérieuse de ses phrases, Villeglé est resté facétieux et malicieux. Il faut dire qu’il a été à bonne école (de la rue), lui qui a commencé sa carrière avec Raymond Hains (rencontré à l’École des beaux-arts de Rennes en 1945) et qui a toujours gardé son petit sourire en coin ainsi que son humour pince-sans-rire. À l’exemple de cette répartie restée célèbre, qui, un jour de tempête de pluie à Abou Dhabi, lui fit dire que cela ressemblait à la Bretagne ! Rien n’effraie Villeglé, surtout quand l’opportunité lui est plus ou moins donnée d’évoquer sa région natale.
Dans un registre plus pécunier, chacune des œuvres est affichée au prix unique de 60 000 euros. Pour cette somme, le collectionneur acquiert le fichier vectoriel (qui va permettre à la personne qui va peindre les lettres sur un mur de respecter les proportions) accompagné du dessin préparatoire (unique) à l’œuvre, le protocole et bien évidemment le certificat d’authenticité. Car en fonction du mur sur lequel l’œuvre va être inscrite, son propriétaire choisit lui-même la taille de la phrase ; elle peut aussi bien se déployer sur 3 x 10 m que sur 30 cm x 100 cm, à condition d’en reproduire les proportions et les espacements. Le prix n’est pas vraiment modique, mais rappelons que celui qui fut l’un des signataires, le 27 octobre 1960, du Manifeste du Nouveau Réalisme a vu son record en vente publique atteindre 330 000 euros (hors frais) chez Sotheby’s Paris en 2010 pour Boulevard Saint-Martin, une grande affiche de la fin des années 1950. Aussi, il était dans les années 2000 le seul artiste français vivant présenté aux côtés de Robert Rauschenberg et de Jasper Johns dans l’accrochage des collections du MoMA à New York. Et puis, comme l’écrit Villeglé citant Che Guevara : « Soyons réalistes, exigeons l’impossible. »
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Jacques Villeglé au pied de la lettre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°563 du 19 mars 2021, avec le titre suivant : Jacques Villeglé au pied de la lettre