Selon l’expression de Julia Kristeva, les collectionneurs, « célibataires de l’art », sont perçus comme des êtres discrets, voués à la saveur d’un anonymat que seul l’éclairage des médias ou des conservateurs vient ébranler. Le couple séduisant et altier formé par Rolf et Erika Hoffmann épouse nullement cette image de retraite raffinée.
BERLIN - Rolf Hoffmann et Erika Koenige se rencontrent chez des amis musiciens en 1960 et se marient trois ans plus tard à Mönchengladbach (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). En 1970, Rolf Hoffmann prend la succession de son père à la tête de la firme de mode Van Laack tandis que sa femme devient styliste dans la même société. Parallèlement à leurs prenantes activités, ils s’aventurent sur le terrain des œuvres d’art. Sensibles au « Zeitgeist », les Hoffmann ne sont pas tenaillés par l’urgence avide du collectionneur. « Nous n’avons jamais pensé en terme de collection mais nous avons acheté des œuvres qui nous apportaient des idées. Dans les années 1968-1970, le groupe Zéro nous intéressait énormément. Nous avons commencé à acheter par hasard. Nous travaillions beaucoup, nous avions trois enfants. Le dimanche, nous allions dans les musées et non dans les galeries qui étaient fermées à ce moment-là. Nous avons commencé à rencontrer les artistes dans les vernissages des musées », explique Erika Hoffmann. Face aux réticences de leurs enfants pour assurer la relève, les Hoffmann revendent leur usine de Mönchengladbach en 1985 pour s’établir à Cologne en 1988. Erika retourne alors à ses études d’histoire de l’art tandis que son mari devient président des Amis du Musée Ludwig. Le couple se consacre aussi davantage à sa collection et participe activement à la vie artistique de la ville. « Ils étaient un vrai moteur. Ils voulaient insuffler un certain glamour à la ville de Cologne. Tous les deux mois, ils organisaient des soirées. Ils étaient très mondains et aimaient créer l’ambiance des salons d’autrefois. Ils étaient très enjoués et se montraient attentionnés avec leurs invités. En tant que collectionneurs, ils voulaient participer au jeu international en achetant aussi bien à New York qu’à Paris. Ils se prenaient un peu pour des aristocrates. Je pense que l’aspect social de la collection était très important pour eux. Ils s’intéressaient essentiellement aux artistes consacrés et achetaient les créations de jeunes artistes lorsqu’ils avaient lu un article dans Flash Art ou Art Forum. Je pense qu’ils ne prenaient pas de risques », relate, mi-figue mi-raisin, le galeriste Christian Nagel. « Ils étaient présents à tous mes vernissages mais ils ne m’ont rien acheté bien que j’aie des artistes internationaux. Je crois qu’ils préféraient effectuer leurs achats à l’étranger plutôt qu’à Cologne », renchérit la galeriste Monica Sprüt qui leur reproche leur allure hautaine. Samia Saouma, de la galerie Max Hetzler, fait davantage leur apologie. « Ce sont des gens formidables et ouverts. Ils sont très généreux, déclare-t-elle en reconnaissant qu’Erika est plus chaleureuse et Rolf plus réservé. »
Les Hoffmann à Berlin
Entre 1990 et 1993, le couple s’engage dans un projet de Kunsthalle conçu par Frank Stella pour la ville de Dresde. Les résistances locales feront avorter cette initiative dont il ne reste aujourd’hui qu’une maquette exposée chez les Hoffmann. La chute du mur de Berlin en 1989 génère de nouvelles perspectives. Bien que les collectionneurs allemands soient en majorité attachés à la Rhénanie, les Hoffmann s’engouffrent dans la mouvance vers la capitale en gestation. En 1994, ils engagent la réhabilitation d’une des plus anciennes rues de Berlin, Sophienstrasse, nichée au cœur du vieux Mitte. Grâce aux prix avantageux de l’immobilier, ils transforment un ensemble industriel en résidences et en bureaux. Une usine de matériel médical est convertie en loft pour héberger leur collection. « Nous avons trouvé cet espace, qui était vendu aux enchères par l’intermédiaire du Treuhand [organisme gouvernemental chargé de gérer les biens de l’Allemagne de l’Est]. Il fallait venir avec un concept qui puisse être acceptable dans ce quartier de gauche. Nous venions avec une idée capitaliste ! Le processus fut assez long. Il était difficile d’obtenir les permis d’architecture. Les autorités du Mitte ont finalement accepté », rappelle Erika Hoffmann. Cet espace de 1 800 m2 s’ouvre au public en 1997.
Artistes en résidence
Depuis, tous les samedis, des petits groupes revêtent des chaussons en feutre et investissent les lieux. Erika Hoffmann se mêle souvent aux groupes pour animer les discussions. « Notre priorité est de vivre avec l’art. C’est une aventure pour nous, et pour le visiteur. Nous ne voulons pas un ordonnancement qui évoque celui des musées. C’est un art vécu et non sacré. Nous ne donnons pas aux visiteurs une liste des artistes exposés ni un catalogue. C’est l’expérience sur place, à un moment donné, qui nous intéresse », déclare la collectionneuse, préférant l’arrière-goût de la rémanence à la fixation. Les œuvres sont réaménagées une fois par an au mois de juillet. Un programme d’artistes en résidence avait également permis jusqu’à l’année dernière d’accueillir six artistes. Le couple est aussi à l’origine du Prix de la Nationalgalerie, initié l’année dernière sur le modèle du Turner Prize, afin de soutenir un jeune artiste résidant en Allemagne.
« Notre tête est ronde pour que la pensée puisse changer de direction. » Cette citation de Picabia, placée en guise d’ex-voto au milieu des sculptures primitives du bureau de Rolf Hoffmann, est significative des butineries du couple. Malgré une prédominance d’artistes allemands et américains, il est difficile de dégager une ligne directrice. Dans cette suite d’« affinités » de qualité inégale, Ettore Spalletti côtoie Jean-Marc Bustamante, Frank Stella règne en maître, Antony Gormley électrise l’entrée de l’édifice.
Un œil percutant
Gilles Fuchs, qui avait invité le couple à figurer dans le jury du Prix Marcel-Duchamp, souligne toutefois une justesse sous-jacente : « Rolf Hoffmann a un œil très percutant, rigoureux à l’allemande. C’est un collectionneur comme on n’en voit pas beaucoup en France. Il est à cheval entre les ‘institutionnels’ qui montent des fondations et les collectionneurs privés. » Balayant toute indiscrétion d’ordre financier, Erika Hoffmann déclare laconique : « nous n’avons jamais réfléchi en termes de budget. Lorsque nous étions fascinés pas une œuvre, nous vendions un appartement pour pouvoir l’acheter ». Les œuvres sont majoritairement acquises l’année même de leur création, principalement par le biais des galeries. « Il est plus facile d’acheter chez un galeriste qu’auprès de l’artiste. L’artiste a une attente, une sensibilité qu’il ne faut pas froisser alors qu’il est plus facile de refuser un achat à un marchand », explique Erika Hoffmann, dans un mélange de pudeur et de pragmatisme.
Le couple, aujourd’hui sexagénaire, réfléchit déjà à l’avenir de ses œuvres. N’ayant procédé qu’à de rares prêts dans le cadre d’expositions, la collection n’a jamais été déflorée dans son intégralité. À la donation et au souci patrimonial de transmission, les Hoffmann préfèrent la distillation et la rotation. « Dans l’avenir, la meilleure chose serait que cette collection soit dispersée dans d’autres collections privées. On ne veut pas entrer dans le système muséal des fondations. Il faut que les œuvres puissent vivre avec d’autres personnes. Les propriétaires changent de vie, les œuvres changent de main. Nous préférons garder le concept très ouvert pour maintenir la collection en vie », déclare avec sérénité Erika Hoffmann.
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Itinéraire de collectionneurs gâtés
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°135 du 26 octobre 2001, avec le titre suivant : Itinéraire de collectionneurs gâtés