La chute du mur de Berlin a mis fin aux activités de saisie systématique menées par la Stasi. Des centaines d’œuvres sont aujourd’hui susceptibles de réapparaître sur le marché.
Londres - Le 4 juin, Bonhams offrait aux enchères à Londres un service à liqueur émaillé Lobmeyr, dessiné par Heinrich Bergmann et réalisé par l’atelier Schürer à Vienne vers 1872. Il avait été confisqué par la Stasi (la police secrète est-allemande) en 1982 à un collectionneur et marchand d’art de Dresde. Restitué à son vendeur par le Kunstgewerbemuseum (Musée des Arts décoratifs) de Berlin, où il était entreposé depuis sa saisie, le service (estimé 3 000-5 000 euros) n’a pas trouvé preneur.
Ce service Lobmeyr n’est que l’une des centaines d’œuvres confisquées par la Stasi, principalement pendant les années 1970 et 1980, pour alimenter un réseau gouvernemental d’exportation ayant pour but officiel de rapporter des devises au régime communiste. Avec les demandes de restitution qui affluent de la part de familles cherchant à récupérer ces biens, un nombre plus important d’objets saisis par le service secret est-allemand pourrait bientôt surgir sur le marché. L’éventail de ces œuvres va du service Lobmeyr, à l’estimation modeste, à des toiles monumentales de maîtres anciens comme l’Hercule et Acheloos de Cornelis van Haarlem (1590). Mesurant 2 mètres 40 de haut, cette représentation d’Hercule luttant contre un taureau s’est vendue chez Christie’s New York, le 15 avril, pour 8,1 millions de dollars (5,2 millions d’euros). L’adjudication de cette œuvre, décrite par l’expert de Christie’s Nicholas Hall comme « le plus grand, le plus important tableau des maniéristes du Nord arrivé sur le marché en une génération », a dépassé l’enchère record pour une œuvre du même artiste de 1 300 % et plus que multiplié par quatre l’estimation haute avancée par la maison de ventes.
Vols systématiques
Avant la chute du mur de Berlin en 1989, la Stasi avait pour programme de se financer grâce à la revente d’œuvres d’art et autres objets de valeur. C’est ce qu’affirme Ulf Bischof, un avocat de Berlin qui représente des plaignants de l’Allemagne d’avant la réunification. Ulf Bischof, auteur d’Art et Antiquités à l’heure de la coordination commerciale, publié en allemand à Berlin par les éditions de l’université d’Humboldt (2003), a étudié le caractère systématique de cette activité de la Stasi dont le nom de code était « Ko-Ko ». Elle consistait à repérer et à confisquer œuvres d’art, mobilier, timbres et autres objets de valeur à des particuliers pour les vendre à l’étranger en échange de devises. Ulf Bischof estime que durant les années 1970 et 1980 quelque 150 à 200 collections privées ont été saisies. La procédure ordinaire de la Stasi était de repérer la collection, de présenter aux propriétaires une amende pour non-paiement de droits de succession et d’accepter comme paiement objets d’art et de valeur si la famille ne trouvait pas les fonds pour cette importante somme « due ». Le régime communiste disposait d’un plus grand nombre d’agents secrets par habitant que le régime nazi, plus connu pour le pillage d’œuvres d’art.
Marchands ciblés
Les saisies se sont intensifiées au début des années 1970, quand les ventes volontaires des particuliers ne suffirent plus à alimenter le circuit. Le programme Ko-Ko prit alors pour cible les marchands d’art encore actifs en Allemagne de l’Est. Sa plus grande victime dans leurs rangs fut Helmuth Meissner, marchand de Dresde, placé en hôpital psychiatrique en 1982 quand il s’opposa à la saisie de sa collection. D’autres marchands furent jetés en prison. En pillant les collections des marchands, poursuit Ulf Bischof, Ko-Ko étoffait son propre fonds et éliminait toute possibilité de concurrence locale, renforçant son monopole à l’exportation des œuvres. Peintures, Arts décoratifs, timbres et bijoux étaient vendus à l’Ouest grâce à des intermédiaires, des galeristes et des maisons de vente qui les dispersaient en Allemagne, en Europe, notamment en Grande-Bretagne, et jusqu’en Australie (Ko-Ko revendait aussi des armes).
Ulf Bischof relève que Ko-Ko a été fondé et supervisé par le ministre adjoint au commerce extérieur est-allemand, Alexander Schalck-Golodkowski (qui a fui la RDA en 1989 et vit confortablement des revenus de ses mémoires dans un village des environs de Munich). L’un de ses dirigeants, Axel Hilpert, est aujourd’hui copropriétaire du Resort Schwielowsee, l’hôtel qui a accueilli les ministres du G8 en 2007. Ayant eu pour nom de code « Monika », Axel Hilpert s’est lancé dans cette entreprise personnelle après 1990, expliquant aux journalistes que ses années de collaboration à Ko-Ko lui avaient permis de développer d’utiles contacts dans le monde politique et des affaires.
Ko-Ko a aussi pillé des musées, en leur ordonnant de sortir de leurs réserves des objets pour l’exportation. Parfois, quand les conservateurs craignaient le départ à l’étranger d’œuvres importantes confisquées à des particuliers, les musées offraient de puiser dans leurs propres collections en échange de ces œuvres. Le service Lobmeyr provenait de la collection Meissner. Sur l’insistance de conservateurs est-allemands, le cabinet saisi en 1982 fut retiré des ensembles prêts à être exportés, et stockés durant les « années RDA » au Schloss Köpenick. À l’automne 2006, les héritiers Meissner et Ulf Bischof furent informés de la vente d’un cabinet en porcelaine de Meissen par Sotheby’s le 31 octobre, sous la direction de l’expert Simon Cottle. La famille obtint de pouvoir partager avec le vendeur l’enchère finale de 209 600 livres sterling (264 770 euros). Simon Cottle, qui travaille aujourd’hui pour Bonhams, souligne que le vendeur de Sotheby’s ignorait tout de la provenance est-allemande du cabinet.
Restitutions
À Berlin, la représentante de Christie’s, Victoria von Specht, assure qu’il n’y a, contre toute attente, pas d’augmentation des litiges visant à la restitution d’œuvres présentées en vente et anciennement confisquées par la Stasi. « Nous pensions tous qu’il y en aurait plus, mais il n’y a pas eu de restitution d’œuvre majeure jusqu’à présent. À la surprise générale », commente-t-elle, en soulignant que les demandes de restitution sont rarement plaidées devant les tribunaux allemands. Plusieurs d’entre elles sont entre les mains d’Ulf Bischof. L’avocat reconnaît que nombre d’œuvres saisies par la Stasi n’ont pas été repérées. Elles correspondent à des peintures exécutées par des artistes reconnus, même s’il s’agit le plus souvent d’œuvres « de second rang ».
Selon ses prévisions, la plupart des œuvres restituées n’atteindront pas la valeur de l’Hercule et Acheloos de van Haarlem vendu en avril. Chez Sotheby’s à Londres, l’expert en restitutions Richard Aronowitz-Mercer n’a trouvé aucun indice attestant que Ko-Ko aurait vendu le moindre objet saisi par le biais de ventes Sotheby’s, chose dont Ulf Bischof ne se dit pas convaincu. Selon Richard Aronowitz-Mercer, les preuves de propriété pour les œuvres confisquées par la Stasi seront plus précises et plus convaincantes juridiquement que celles admises aujourd’hui pour la plupart des œuvres d’art saisies par les nazis : « La provenance est moins vague, parce que les circonstances de la confiscation sont plus récentes. Généralement, tous les acteurs concernés sont encore en vie. »
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Histoire de « Ko-Ko »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°284 du 20 juin 2008, avec le titre suivant : Histoire de « Ko-Ko »